Mariama Bâ Une si longue lettre 2001 Le serpent à plumes Une si longue lettre e
Mariama Bâ Une si longue lettre 2001 Le serpent à plumes Une si longue lettre est une œuvre majeure, pour ce qu’elle dit de la condition des femmes. Au cœur de ce roman, la lettre que l’une d’elle, Ramatoulaye, adresse à sa meilleure amie, pendant la réclusion traditionnelle qui suit son veuvage. Elle y évoque leurs souvenirs heureux d’étudiantes impatientes de changer le monde, et cet espoir suscité par les Indépendances. Mais elle rappelle aussi les mariages forcés, l’absence de droits des femmes. Et tandis que sa belle-famille vient prestement reprendre les affaires du défunt, Ramatoulaye évoque alors avec douleur le jour où son mari prit une seconde épouse, plus jeune, ruinant vingt-cinq années de vie commune et d’amour. La Sénégalaise Mariama Bâ est la première romancière africaine à décrire avec une telle lumière la place faite aux femmes dans sa société. À Abibatou Niang, femme de vertu et de rigueur qui partage mes émotions, À Annette d’Erneville, femme de tête et de cœur, À toutes les femmes et aux hommes de bonne volonté. 1 Aïssatou, J’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier, point d’appui dans mon désarroi : notre longue pratique m’a enseigné que la confidence noie la douleur. Ton existence dans ma vie n’est point hasard. Nos grand’mères dont les concessions étaient séparées par une tapade, échangeaient journellement des messages. Nos mères se disputaient la garde de nos oncles et tantes. Nous, nous avons usé pagnes et sandales sur le même chemin caillouteux de l’école coranique. Nous avons enfoui, dans les mêmes trous, nos dents de lait, en implorant Fée-Souris de nous les restituer plus belles. Si les rêves meurent en traversant les ans et les réalités, je garde intacts mes souvenirs, sel de ma mémoire. Je t’invoque. Le passé renaît avec son cortège d’émotions. Je ferme les yeux. Flux et reflux de sensations : chaleur et éblouissement, les feux de bois ; délice dans notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle. Je ferme les yeux. Flux et reflux d’images ; visage ocre de ta mère constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines ; procession jacassante des fillettes trempées, reven- ant des fontaines. Le même parcours nous a conduites de l’adolescence à la maturité où le passé féconde le présent. Amie, amie, amie ! Je t’appelle trois fois{1}. Hier, tu as di- vorcé. Aujourd’hui, je suis veuve. Modou est mort. Comment te raconter ? On ne prend pas de rendez-vous avec le destin. Le destin empoigne qui il veut, quand il veut. Dans le sens de vos désirs, il vous apporte la plénitude. Mais, le plus souvent, il déséquilibre et heurte. Alors, on subit. J’ai subi le coup de téléphone qui bouleverse ma vie. Un taxi hélé ! Vite ! Plus vite ! Ma gorge sèche. Dans ma poitrine une boule immobile. Vite ! Plus vite ! Enfin l’hôpital ! L’odeur des suppurations et de l’éther mêlés. L’hôpital ! Des visages crispés, une escorte larmoyante de gens connus ou in- connus, témoins malgré eux de l’atroce tragédie. Un couloir qui s’étire, qui n’en finit pas de s’étirer. Au bout, une chambre. Dans la chambre, un lit. Sur ce lit : Modou étendu, déjà, isolé du monde des vivants par un drap blanc qui l’enveloppe en- tièrement. Une main s’avance, tremblante, et découvre le corps lentement. Dans le désordre d’une chemise bleue à fines rayures, la poitrine apparaît, velue, à jamais tranquille. Ce vis- age figé dans la douleur et la surprise est bien sien, bien siens ce front dégarni, cette bouche entr’ouverte. Je veux saisir sa main. Mais on m’éloigne. J’entends Mawdo, son ami médecin m’expliquer : Crise cardiaque foudroyante survenue à son bureau alors qu’il dictait une lettre. La secrétaire a eu la présence d’esprit de m’appeler. Mawdo redit son arrivée tar- dive avec l’ambulance. Je pense : « le médecin après la mort ». Il mime le massage du cœur effectué ainsi que l’inutile 6/131 bouche à bouche. Je pense encore : massage du cœur, bouche à bouche, armes dérisoires contre la volonté divine. J’écoute des mots qui créent autour de moi une atmo- sphère nouvelle où j’évolue, étrangère et crucifiée. La mort, passage ténu entre deux mondes opposés, l’un tumultueux, l’autre immobile. Où me coucher ? Le bel âge a ses exigences de dignité. Je m’accroche à mon chapelet. Je l’égrène avec ardeur en de- meurant debout sur des jambes molles. Mes reins battent la cadence de l’enfantement. Tranches de ma vie jaillies inopinément de ma pensée, ver- sets grandioses du Coran, paroles nobles consolatrices se dis- putent mon attention. Miracle joyeux de la naissance, miracle ténébreux de la mort. Entre les deux, une vie, un destin, dit Mawdo Bâ. Je regarde fixement Mawdo. Il me paraît plus grand que de coutume dans sa blouse blanche. Je le trouve maigre. Ses yeux rougis témoignent de quarante années d’amitié. J’apprécie ses mains d’une beauté racée, d’une finesse absolue, mains souples habituées à dépister le mal. Ces mains là, mues par l’amitié et une science rigoureuse, n’ont pu sauver l’ami. 7/131 2 Modou Fall est bien mort, Aïssatou. En attestent le défilé ininterrompu d’hommes et de femmes qui « ont appris », les cris et pleurs qui m’entourent. Cette situation d’extrême ten- sion aiguise ma souffrance et persiste jusqu’au lendemain, jour de l’enterrement. Quel fleuve grouillant d’êtres humains accourus de toutes les régions du pays où la radio a porté la nouvelle. Des femmes s’affairent, proches parentes. Elles doivent emporter à l’hôpital pour la toilette mortuaire encens, eau de cologne, coton. Sont soigneusement mis dans un panier neuf, les sept mètres de percale blanche, seul vêtement autorisé à un mort musulman. Le « Zem-Zem », eau miraculeuse venue des Lieux Saints de l’Islam, pieusement conservée dans chaque famille, n’est pas oublié. On choisit des pagnes riches et sombres pour recouvrir Modou. Le dos calé par des coussins, les jambes tendues, je suis les allées et venues, la tête recouverte d’un pagne noir. En face de moi, un van neuf, acheté pour la circonstance, reçoit les premières aumônes. La présence à mes côtés de ma co-épouse m’énerve. On l’a installée chez moi, selon la coutume, pour les funérailles. Chaque heure qui passe creuse ses joues plus pro- fondément, cerne davantage ses yeux, des yeux immenses et beaux qui se ferment et s’ouvrent sur leurs secrets, des regrets peut-être. Au temps du rire et de l’insouciance, au temps de l’amour, la tristesse ploie cette enfant. Pendant que les hommes dans une longue file hétéroclite de voitures officielles ou particulières, de cars rapides, de camionnettes et vélo-solex, conduisent Modou à sa dernière demeure, (on parlera longtemps du monde qui suivit le cortège funèbre) nos belles-sœurs nous décoiffent. Nous sommes installées, ma co-épouse et moi, sous une tente occa- sionnelle faite d’un pagne tendu au-dessus de nos têtes. Pend- ant que nos belles-sœurs œuvrent, les femmes présentes, prévenues de l’opération, se lèvent et jettent sur la toiture mouvante des piécettes pour conjurer le mauvais sort. C’est le moment redouté de toute Sénégalaise, celui en vue duquel elle sacrifie ses biens en cadeaux à sa belle-famille, et où, pis encore, outre les biens, elle s’ampute de sa personnal- ité, de sa dignité, devenant une chose au service de l’homme qui l’épouse, du grand-père, de la grand-mère, du père, de la mère, du frère, de la sœur, de l’oncle, de la tante, des cousins, des cousines, des amis de cet homme. Sa conduite est condi- tionnée : une belle-sœur ne touche pas la tête d’une épouse qui a été avare, infidèle ou inhospitalière. Nous, nous avons été méritantes et c’est le chœur de nos louanges chantées à tue-tête. Notre patience à toute épreuve, la largesse de notre cœur, la fréquence de nos cadeaux trouvent leur justification et leur récompense en ce jour. Nos belles-sœurs traitent avec la même égalité trente et cinq ans de vie conjugale. Elles célèbrent, avec la même aisance et les mêmes mots, douze et trois maternités. J’enregistre, cour- roucée, cette volonté de nivellement qui réjouit la nouvelle belle-mère de Modou. 9/131 Après s’être lavé les mains dans l’eau d’une bassine placée à l’entrée de la maison, les hommes revenus du cimetière, dé- filent devant la famille groupée autour de nous, les veuves. Ils présentent leurs condoléances ponctuées de louanges à l’ad- resse du disparu. — Modou, ami des jeunes et des vieux… — Modou, cœur de lion, défenseur de l’opprimé… — Modou, aussi à l’aise dans un costume que dans un caftan… — Modou, bon frère, bon mari, bon musulman… — Que Dieu lui pardonne… — Qu’il regrette son séjour terrestre face à sa félicité céleste… — Que la terre lui soit légère ! Ils sont là, compagnons de jeux de son enfance, autour du ballon rond ou à la chasse aux oiseaux, avec les lance-pierres. Ils sont là, compagnons d’études. Ils sont là, compagnons des luttes syndicales. Les « Siguil ndigalé »{2} se succèdent, poignants, tandis que des mains expertes distribuent à l’assistance biscuits, bonbons, colas uploads/Litterature/ une-si-longue-lettre-mariama-ba.pdf
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- Publié le Jul 21, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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