Nathalie Schon L’utopie antillaise et hawaïenne Actes du colloque de l’APELA, L
Nathalie Schon L’utopie antillaise et hawaïenne Actes du colloque de l’APELA, L’utopie, Paris XII, Septembre 2002. L’utopie a la connotation d’un rêve impossible. D’ailleurs, il faut s’y habituer, l’utopie en général finit mal : soit parce qu’elle est victime d’une société extérieure corrompue (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre), soit parce qu’il s’agit d’une anti-utopie (Brave New World d’Aldous Huxley). Cependant, rien dans la définition du concept n’indique la fin malheureuse comme inhérente au projet utopique. Dans les littératures antillaises et hawaiiennes, la fin heureuse n’est d’ailleurs pas abandonnée, même si elle est loin d’être évidente. En ce qui concerne les littératures européennes, il faut distinguer deux types d’utopie : les utopies “ naturelles ” chantant un mode de vie plus proche de la nature, inspiré d’un bonheur “ primitif ” antérieur au besoin de conquête et les utopies “ religieuses ”, sociétés organisées sur la base d’un enseignement, d’une parole révélée, inspiration de bon nombre d’anti-utopies. Du point de vue insulaire, les catégories ne sont pas tout à fait les mêmes. En effet, l’utopie “ naturelle ” va de pair avec une sacralisation du passé, ce qui ne surprend pas dans des sociétés dans lesquelles le religieux garde son importance. A ce passé idéalisé privilégiant un milieu rural sacralisé, s’oppose une vision du futur, détachée de tout contexte religieux. Ces deux façons de penser l’utopie sont celles d’une part de Gisèle Pineau, Xavier Orville, Lois-Ann Yamanaka, Lee A. Tonouchi et d’autre part de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, John Dominis Holt, Carlos Andrade et Joe Balaz. Dans les deux cas, l’utopie se distingue par deux thèmes majeurs : le sacré et l’insularité ou la ville idéale ainsi que par la création d’un système qui englobe tous les aspects de la société afin de la rendre crédible, “ réelle ”. Le sacré, ingrédient de l’utopie Une caractéristique fondamentale de l’ordre utopique est un garant traditionnel : l’Eglise. Dans la plupart des grandes utopies, l’église est généralement présente sous une forme ou une autre : “ Il y a une religion utopique comme il y a une constitution utopique. (…) Cette religion est monothéiste, mais à l’inverse du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam elle n’est pas révélée. Elle est conforme à la “ raison naturelle ”, monothéiste parce que rationnelle.”(1) Dans Texaco de Patrick Chamoiseau, le quartier de Texaco apparaît comme un retour au jardin d’Eden qui n’a jamais cessé d’exister. Saint-Pierre, la ville békée pécheresse, n’est déjà plus qu’un fantôme, dont tous les acteurs ont disparu. L’utopie est donc reconstruction, voire rédemption. Comme le suggère l’abondance du vocabulaire de l’effacement (“ La pierre et les gens s’étaient mêlés ”(2) ), le passé est annulé chez Patrick Chamoiseau. Le mythe recrée ainsi l’histoire conformément à un destin qui aurait été contrarié, en décidant d’ignorer les déchirements identitaires pour mieux les guérir. Le jardin d’Eden est présent dans Texaco sous la forme du jardin créole : le quartier est décrit à travers un vocabulaire de l’exubérance végétale et animale, une connotation idéaliste de pureté et d’ordre originels retrouvés. Ce dernier, domaine des anciens esclaves, installés dans les mornes délaissés par les planteurs, car difficiles d’accès, ressemble singulièrement au paradis perdu, recréé tant bien que mal dans le bidonville de Texaco. La société créole voulue par Marie-Sophie Laborieux, ordinatrice du nouvel univers, est une révélation dans le sens biblique du terme. Les nombreuses paraboles de Patrick Chamoiseau — parabole de l’urbaniste qui illustre le revirement du pécheur, parabole d’Esternome et de Ninon, mise en scène de la chute du paradis — contrastent avec la désacralisation des symboles chrétiens et religieux en général chez Gisèle Pineau. Dans L’exil selon Julia , contrairement à Texaco, on ne peut parler de religion révélée, encore moins d’Eglise contrôlant cette révélation. Gisèle Pineau fait de la désacralisation des idoles parisiennes la condition de l’utopie. L’état ante-religieux se traduit par un retour effectif au paradis terrestre : le jardin de Guadeloupe. La scène multiraciale du Sacré-cœur reflète un état antérieur à la création des races et à la religion, devenue superflue. Le Sacré-cœur, temple du catholicisme trône sur Paris. Sa position privilégiée au sein de la capitale - elle est le point le plus élevé après la Tour Eiffel - suggère une valorisation des valeurs qu’il représente et une organisation de la société conformément aux dogmes de l’Eglise. Or, c’est en se rapprochant de l’édifice que les symboles sont désacralisés à travers l’introduction et la valorisation d’un symbole du péché selon l’exégèse biblique traditionnelle : le noir côtoie le blanc (la scène qui se déroule au pied de la basilique illustre le caractère normatif du lieu, perturbé par Man Ya et son petit fils : “ Un garçon noir ? Quel âge ? Sept ans. Connais pas… Appelez les flics ! ”(3) ). En même temps, la couleur blanche de ce monument du kitsch, commandé à Paul Abadié, artiste à la mode fin du XIXè siècle, ne suggère rien — le kitsch et la mode ne sont-ils pas l’antithèse du sacré, du contexte noble et intemporel ? — et c’est cette absence de sens qui contribue à détruire le Sacré, en tant que norme incontournable, imposée de l’extérieur : Il admire les grandes statues d’or et de plâtre, les vitraux immenses, les cierges qui brûlent pour l’espérance, les tableaux du Christ dans sa Passion. Il oublie un moment ses idoles païennes de la télévision française, les paillettes de Joséphine Baker, la magie de “ La Piste aux Étoiles ”, les “ Têtes de Bois ” d’Albert Raisner et les chanteurs yéyé du Petit Conservatoire de Mireille. (4) Le choix du Sacré-cœur n’est pas innocent. Si le pèlerinage de Julia avait eu pour but Notre-Dame, monument intégré au patrimoine français depuis la réhabilitation du style gothique au XIXè siècle, le sens de sa quête n’aurait pas été le même. Certes, la vraisemblance veut que la famille de la narratrice, relativement modeste, n’habite pas dans un quartier hors de prix, mais la bizarrerie architecturale a, semble-t-il, attiré l’auteur. Le style du bâtiment, nous indiquent maints prospectus et guides touristiques, s'inspire de modèles comme Sainte Sophie de Constantinople ou encore San Marco de Venise ou Ravenne, c’est-à-dire du style romano-byzantin. Le lien avec l’exotisme est établi de façon symbolique, confirmant la recherche d’un ailleurs idéal, comme source d’orientation. L’utopie admet le nouveau, puisqu’elle a rejeté le sacré, conservateur par définition. Cette référence à la sacralisation utopique est-elle caractéristique des littératures antillaises, voire insulaires ou doit- on rapprocher la présence systématique du sacré de la situation postcoloniale en général ? Si l’on prend l’exemple d’une littérature insulaire non-antillaise comme la littérature hawaïenne on se rend compte que les deux littératures partagent cette sacralisation avec des conséquences différentes toutefois. Cette différence s’explique sans doute par l’histoire, la situation postcoloniale n’étant pas du tout la même dans les deux groupes d’îles. En effet, Hawaii a été annexée de force en 1898 ; la population indigène a ainsi été marginalisée dans son propre pays, tandis que les Antilles étaient françaises avant le développement des sociétés actuelles : les colons européens et africains sont arrivés presque en même temps. Ainsi, les romans de Patrick Chamoiseau, comme ceux de Raphaël Confiant, marginalisent l’élément perturbateur de leur société idéale : le béké, mais aucun des deux ne l’éliminent du paysage. Au contraire, tous deux admettent finalement son antillanité. Dans la littérature hawaiienne, l’Américain du continent est un étranger, parfois même les immigrés installés de longue date et constituant actuellement la majorité de la population dans un archipel fortement métissé sont ignorés dans des œuvres prônant le retour à la société d’origine : la monarchie polynésienne. L’utopie prend naturellement un visage différent lorsqu’elle est mise en scène par une descendante d’immigrés japonais à Hawaii, comme Lois-Ann Yamanaka. Dans les deux cas, l’utopie et avec elle la sacralisation, ironique ou non, de la société idéale est omniprésente dans la littérature hawaiienne. Lois-Ann Yamanaka s’en sert abondamment pour se moquer des utopies superficielles imposées aux Hawaiiens par la publicité et les médias américains: Shirley Temple sob-talked the best, and I used to wish I was just like her, with perfect blond ringlets and pink cheeks and pout lips, bright eyes and a happy ending every Sunday and crying ‘cause of being happy, I mean real happy, so someone watching can cry too. (…) But one day I want to write my very own happy ending. (5) Le jour n’est pas choisi au hasard. C’est le dimanche, pendant la messe, que les enfants rêvent d’un monde meilleur à la Hollywood. Tel que l’épisode est raconté, il est absurde. Le bonheur n’est pas expliqué et l’utopie consiste donc en un sentiment magnifié, détaché de toute culture, de toute société. L’Amérique des clichés, entre Coca-Cola et Malibu Barbie, et des publicités béates des années 50 est sacralisée, tandis que l’Eglise laisse les enfants indifférents. Le rapprochement des deux sphères n’est pourtant pas gratuit, car ce sont les missionnaires qui les premiers ont cherché à modifier les coutumes hawaiiennes. Si Lovey aspire à recréer dans uploads/Litterature/ l-x27-utopie-antillaise-et-hawaienne.pdf
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- Publié le Jul 24, 2021
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