LANGAGE ET SURNATURE DANS LA KABBALE JUIVE LE LANGAGE INSTRUMENT D'EXPLORATION

LANGAGE ET SURNATURE DANS LA KABBALE JUIVE LE LANGAGE INSTRUMENT D'EXPLORATION THÉOSOPHIQUE ET MOYEN D'ACTION SUR LE MONDE DIVIN Georges VAJDA (Paris) Le thème de cette communication n'est point inédit. Il suffit de rappeler les réflexions de Louis Massignon sur la structure des langues sémitiques - <<faites>>, disait-il avec profondeur, << pour une contem­ plation intérieure>> - les travaux de Gershom Scholem sur les spécula­ tions en mystique juive touchant la valeur symbolique de la langue et de l'écriture hébraïques, qui véhiculent la révélation, ouvrant ainsi à l'initié des voies d'accès à la méditation théosophique, enfin quelques contributions mineures de l'auteur de ces lignes. L'apport que nous nous proposons de soumettre à la réflexion des membres du Congrès se réduit à l'exposé sommaire de quelques cas concrets : torsions sémantiques infligées au lexique philosophique et exploitation des virtualités étymologiques ( dépourvue de sens, cela va sans dire, aux yeux du linguiste moderne) de vocables relevant d'une racine apparemment commune et se prêtant, à la faveur de la structure consonantique de l'hébreu, aux variations sémantiques produites par la modification des voyelles ou l'adjonction de consonnes non radicales. Le postulat qu'il ne faut jamais perdre de vue au cours d'une telle enquête est celui de la corrélation existentielle du signe verbal ou gra­ phique et de la chose désignée. Autrement dit, ce n'est pas de jeu, ni de science (ou de pseudo-science, comme on voudra) qu'il s'agit ici, mais de démarches mentales qui ont, au gré de l'ésotériste juif, à la fois valeur cognitive et valeur opérative : elles lui révèlent les mystères du monde divin et le rendent en même temps capable (toutes autres conditions remplies) d'agir sur lui. La physique aristotélicienne vulgarisée chez les médiévaux ramenait (nous schématisons) le devenir aux transformations de la matière cons­ tamment modifiée par la forme, chaque transformation impliquant la suppression de l'état précédent et excluant aussi de chaque état l'existence en acte de toutes les autres virtualités concevables. Ainsi, le non-être ou la privation est l'un des trois facteurs indispensables à la structure des choses. Publié dans Le langage. Actes du XIIIe Congrès des Sociétés de philosophie de langue française I, Section V (Langage religieux, mythe et symbole), 324-326, 1966, source qui doit être utilisée pour toute référence à ce travail LANGAGE ET SURNATURE DANS LA KABBALE JUIVE 325 Les Kabbalistes ont retenu les termes de<< Néant>> et de<< privation>> (ou plutôt, si ce n'est pas trop jargonner, de <<néantisation>>), mais en ont changé du tout au tout la valeur : les mots hébreux qui leur corres­ pondent, 'ayin et 'afisah, désignent pour eux le niveau supérieur, incon£ naissable, non manifesté de la Déité d'où procèdent non seulement le monde visible et les hiérarchies angéliques, mais les aspects au moins symboliquement manifestés de la vie divine, qu'ils appellent sefirôt. Résultat de la conversion de la valeur des termes : 1a création ex nihilo, problème tellement angoissant pour le penseur médiéval, trouve sa solution et perd son acuité ; l'univers procède du Néant divin ; création temporelle ou intemporeile, création continuée et providence apparaissent dans cette perspective comme autant de faux problèmes. Et à la faveur d'exégèses appropriées de certains textes bibliques (Job XXVIII, 12 et Eccl. III, 19), l'ésotériste juif sait trouver dans Ie néant le point de départ d'une cosmologie à la fois émanatiste et volon­ tariste, et aussi la justification de la dignité éminente de l'homme, créature libre dont la supériorité sur l'animal entièrement soumis à la nature est <<néant>>, sa relation mystique avec les niveaux supérieurs de la vie divine. Un autre exemple de manipulation théosophico-linguiste illustrera la vertu opérative attribuée par le Kabbaliste à ses démarches mentales. Dans le langage religieux on <<bénit>> Dieu; Dieu est béni, et si son action bienfaisante à l'égard des créatures est <<bénédiction>>, ce même mot connote aussi les formules liturgiques dont le croyant doit user selon les règles établies. Tout cela s'exprime en hébreu par les variations d'une racine BRK. <<Béni>> se dit Baruk, <<bénédiction>> BERAKAH. Or, de la même racine dérivent également les mots qui signifient<< genou>> ( BEREK) et << réservoir d'eau >> ( BEREKAH). II est entendu d'abord (et cette interprétation est antérieure à la Kabbale) que lorsqu'il qualifie Dieu, <<béni>> ne doit pas se prendre comme un passif: Dieu ne reçoit pas la bénédiction, il en est la source. Mais, <<bénédiction>> signifie pour le Kabbaliste l'effusion du flux vivi­ fiant à partir du plus haut niveau divin : ici intervient le << réservoir >> qui accueille les eaux de la source primordiale et les déverse à son tour vers les bénéficiaires ; le premier effet de cet épanchement est la mise en existence (évidemment intemporelle) et la subsistance assurée des attri­ buts divins manifestés: le bon fonctionnement de ce processus ontolo­ gique et cosmique est toutefois conditionné par la << bénédiction >> qui vient d'en bas: la prière, l'oraison du mystique qui sait diriger et concen­ trer son intention sur les niveaux voulus de la vie divine est indispensable à la continuité et à la régularité de l'écoulement bienfaisant des eaux du réservoir à travers les << canaux >> aménagés à cet effet qui sont précisé­ ment les<< se:firôt >> divines; ou encore c'est la<< génuflexion>> de l'homme, mouvement allant de haut en bas, qui déclenchera un mouvement analogue au sein du monde divin, autre symbole de la communication 326 GEORGES V AJDA vitale des niveaux d'être supérieurs avec les inférieurs. Des exemples similaires pourraient être multipliés indéfiniment. Malgré les abus auxquels le procédé peut donner, et a donné lieu, nous voyons comment l'exploitation des virtualités d'une racine de la langue sacrée révèle au Kabbaliste des ouvertures sur l'invisible, insoupçonnées du non initié; le savoir ainsi obtenu n'est pas seulement d'ordre spéculatif: il est aussi et surtout d'ordre opératif, car il contribue efficacement à la production et au maintien de l'harmonie cosmique à tous les plans d'être. BIBLIOGRAPHIE L. MASSIGNON, La syntaxe intérieure des langues sémitiques (texte de 1949), dans Opera Minora II, 1963, pp. 570-580. G. ScHOLEM, Major Trends in Jewish Mysticism, 1946, pp. 14, 17, 133 suiv. 381 et index s.v. Alphabet; id., Der Sinn der Tora in der Jüdischen Mystik, dans Zur Kabbala und ihrer Symbolik, 1960, pp. 49-116. G. VAJDA, dans Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1956, pp. 49-56, 127-133; id. Recherches sur la philosophie et la kabbale dans la pensée juive du Moyen Age, 1962, pp. 60-62, 193-195. uploads/Litterature/ vajda-georges-langage-et-surnature-dans-la-kabbale-juive.pdf

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