Henri Meschonnic Fragments d'une critique du rythme In: Langue française. N°23,
Henri Meschonnic Fragments d'une critique du rythme In: Langue française. N°23, 1974. pp. 5-23. Citer ce document / Cite this document : Meschonnic Henri. Fragments d'une critique du rythme. In: Langue française. N°23, 1974. pp. 5-23. doi : 10.3406/lfr.1974.5679 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1974_num_23_1_5679 Henri Meschonnic, Paris- Vin, Vincennes. FRAGMENTS D'UNE CRITIQUE DU RYTHME Peut-on commencer par définir ? Les tensions en tous sens circonscrivent la multiplicité des travaux sur le vers. Ou ils sont techniques, et ils éludent les problèmes généraux du lan gage dont ils présupposent une solution, ou ils sont perdus dans un vague et dans des erreurs qui les déconsidèrent. Après les travaux historiques et phonétiques du début du siècle, les études pré-structuralistes des formalistes russes et les applications du struc turalisme, les travaux les plus récents viennent surtout, d'une part des mathém aticiens, de l'autre, de la linguistique generative, — et des deux domaines soviétique et anglo-américain. A la relative carence théorique (et au retard avec lequel ont été reçus, ici, les formalistes — à peu près le même retard que pour la psychanalyse), correspond une carence grandissante de l'ense ignement. Du secondaire au supérieur, les éléments du rythme, autant en langue qu'en poésie, semblent de plus en plus délaissés. Comme on a cessé un jour de faire faire de la poésie latine, on a pratiquement cessé de « faire > de la versification. Cette désuétude est parente de celle qui a frappé la rhétorique. Elle provient de l'inadéquation de l'enseignement de la langue et de la littérature au mouvement contemporain de la littérature, et à celui de la linguistique. Si celui-ci a fait beaucoup de chemin depuis Saussure et la grammaire scolaire traditionnelle, tous deux n'ont pas encore réalisé leur rencontre pour renouveler le rapport des deux enseignements. Ainsi le théo rique et l'empirique sont coupés l'un de l'autre. Le secondaire attend des formules pour enseigner un théorique dont il ne comprend pas la multip licité. L'enseignement a besoin de discursivité, non de contradiction : il n'est pas dialectique. Cette situation est déjà ancienne (voyez Valéry, Œuvres, éd. Pléiade I, p. 1079). Elle caractérise notre civilisation actuelle : Lotman, en U.R.S.S., s'en plaint aussi. Le structuralisme lui-même a déjà passé sa phase productive, et ne montre plus que ses manques, autant pour la théorie de la syntaxe que pour la théorie du sujet et de l'histoire. Un linguiste ne peut plus se cacher qu'il échoue devant la poésie. Le désarroi se reconnaît comme une « transition » vers ce qu'on ne connaît pas, et qui confronte aujourd'hui les théories psychanalytiques avec celles du matérialisme histo rique et dialectique. C'est le problème du rapport entre l'empirique et le théorique, dans l'illusion que la théorie où nous sommes est plus théorique que la précédente. On montre plus loin qu'il s'agit souvent d'un empirisme qui s'est seulement déplacé. La poétique et le langage poétique La poétique a suivi, depuis les formalistes russes, un trajet qui a semblé fondre la poéticité et la littérarité (voyez « Qu'est-ce que la poésie » de Jakobson, dans Questions de poétique), élargissant la compréhension du poé tique au-delà de la poésie, mais au bénéfice de la (plutôt d'une) poésie, et en gardant un privilège de fait aux textes « poétiques ». D'où une indis tinction nouvelle entre la poétique et le poétique, parallèle au travail même de la littérature contemporaine, et culturelle-datée. Cet élargissement a permis de poser les problèmes techniques du vers sur le terrain de la théorie du langage. Ce gain épistémologique a eu pourtant deux conséquences qui déter minent chacune un blocage réflexif : successivement l'inclusion de la poétique dans la linguistique (chez Jakobson), inclusion d'abord nécessaire mais dont les limitations ne peuvent plus nous, arrêter (l'absence du sujet et de l'his toire) ; et l'inclusion plus récente de la poétique dans la sémiotique (Lotman, Greimas, etc.), où le présupposé que la poésie se fait avec des signes — le signe est l'unité de la sémiotique — est contredit empiriquement. Car le poème serait traduisible dans sa propre langue, et il ne l'est pas. Cette constatation simple produit un cercle vicieux, masqué par l'idéologie de la science qui a remplacé l'ancien scientisme positiviste : le retour à une expli cation de la poésie par la déviation, le surplus, qui nous reporte à la vieille esthétique ornementale, formelle. Ainsi le formalisme se referme sur un formalisme qui lui est antérieur, parce qu'il le contenait encore. Parallèle ment, la philosophie a essentialisé la poésie, l'enfermant dans une auto allégorie où elle est hors-langage tout en étant l'essence même du langage. Ainsi la poésie échappe à tous les ordres, que ce soit l'ordre philosophique ou l'ordre structural-sémiotique. Non qu'il s'agisse d'attraper la poésie, mais de la comprendre et de l'enseigner comme pratique du langage. On a cru la saisir dans l'émotion, puis dans la motivation. Mais la sémantique n'en est plus à Empson ni à Valéry. Le structuralisme, n'ayant pas une théorie assez puissante du sens (par absence d'une théorie de renonciation et de l'idéologie), a besoin de la notion áf ambiguïté, qu'il nourrit de cohérence et de complexité structurelle, mais cette notion a trois corrélats : l'immanentisme par clôture du texte, l'essentialisme, enfin un phénoménologisme dégradé où réapparaît le sujet censuré. Une telle notion a mené à une grammaire de la poésie. La poésie et le vers Langage poétique, langage versifié : les deux termes nous confondent plus qu'ils ne se confondent. Pourtant Aristote avait posé, mais déjà expl icitement contre une opinion inverse et répandue, que le vers n'est pas la poésie : « II est vrai que les gens, accolant au nom du vers le nom de poésie... itXyjv oî áv6p<o7toí ye <n>va7nrovTsç тер (летрср те 7rotetv » (Poéti que 1447 b, traduction éd. Budé). Mais il n'a pu le dire que dans et par sa systématique, et ce qui n'avait de sens que là s'est perdu. Toute notre histoire culturelle lie indissociablement le vers et la poésie. P. Guiraud note1 un changement de définition du mot poésie, du Littré au Robert. Pour Littré : « Art de faire des ouvrages en vers », et, Absolument « Qualités qui carac térisent les bons vers, et qui peuvent se trouver ailleurs que dans les vers » ; Robert : « Art du langage, visant à exprimer ou à suggérer quelque chose par le rythme (surtout par le vers), l'harmonie et l'image. » Si la compré hension est plus précise, l'extension demeure la même. La notion ďart du langage ou ďart verbal renvoie à celle de mimesis, avec les difficultés aujourd'hui d'importer cette notion. On aperçoit vite qu'il ne s'agit là que de parallélismes, compris comme des с artifices » (Guiraud, p. 62). On retombe sur la question : de quelle norme ces artifices sont-ils les < figures » ? Une rhétorique d'avant Vico. On dit : « A la limite, la poésie peut fort bien se passer du vers » (Guiraud, p. 95). On veut connaître cette limite. Tout ce qu'on peut en savoir c'est qu'elle serait une « hypostase du signi fiant » (ibid., p. 55). Proposition qu'on essaiera plus loin de situer. En fait, la métrique étant définie « un répertoire des rythmes poétiques en puissance dans la langue » {ibid., p. 48), et le mètre « le fondement du rythme » (ibid., p. 49), la distinction entre la poésie et le vers n'est plus possible. Une circularité réelle est à l'œuvre derrière la distinction verbale. La versification est-elle parvenue à définir le vers ? Suffit-il de poser que le vers français est « syllabique, rimé et césure » (Guiraud, p. 1 1) ? Pour Elwert 1 : « II n'y a qu'un seul critère : le compte des syllabes » (§ 154). Pourtant il groupe les vers « d'après leur structure rythmique et leur rôle historique » (ibid.). Lote écrivait : « La régularité métrique est un mythe dont il serait temps de débarrasser les manuels ■» (cité par Spire3, p. 465). Spire ajoutait : « Les syllabes d'un alexandrin, toutes différentes de durée, d'intensité, de hauteur, de timbre, ne sont identiques que de nom > (Spire, ibid.). Si on constate la stabilité du principe syllabique, c'est pour la corriger par son insuffisance. La versification française serait donc syllabique et « mi-accentuelle ». Quand on ne se satisfait plus d'une définition formelle, on tombe dans des définitions sémantiques vagues : le vers est une « unité d'attention... ». Il semble donc que seule une conceptualisation d'ensemble du travail du langage qui a lieu dans le poème puisse définir les unités de ce langage, par l'examen de ses éléments linguistiques et non linguistiques, intégrés, comme ils étaient intégrés chez Aristote, mais dans notre historicité. Changement des idées sur le rythme Les idées reçues peuvent varier, s'opposer, depuis le rythme ordre- équilibre-harmonie (sur fond de clarté, raison et génie de la langue), jusqu'au rythme émotion-rupture (sur fond d'alchimie-métamorphose), elles consti tuent ensemble un barrage à l'étude du rythme dans la poésie, par l'alliance des subjectivismes et de la pression idéologique collective. Il est uploads/Litterature/ henri-meschonnic-fragments-d-une-critique-du-rythme.pdf
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- Publié le Mai 25, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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