« Voltaire lecteur du Cantique des cantiques : de la parodie à l’émergence de l

« Voltaire lecteur du Cantique des cantiques : de la parodie à l’émergence de la critique biblique », dans Traduire, trahir, travestir, édité par Jean-Pierre Martin et Claudine Nédélec, Arras, Artois Presses Université, 2001, p. 23-40. Voltaire lecteur du Cantique des cantiques : de la parodie à l’émergence de la critique biblique Claire Placial Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV), boursière de la Fondation Thiers Voltaire s’est fait très éphémèrement traducteur de textes bibliques, lorsqu’en 1759 il donne conjointement une version de l’Ecclésiaste puis du Cantique des cantiques, dans un opuscule intitulé Précis du Cantique des cantiques. D’après l’avertissement de l’éditeur dans les Œuvres complètes publiées chez Garnier en 1877, cet opuscule ainsi que le Précis de l’Ecclésiaste sont nés d’une demande de Madame de Pompadour : Mme de Pompadour, tout en continuant la même vie, voulut alors se faire dévote. Elle n’allait plus au spectacle, faisait maigre trois jours de la semaine pendant tout le carême, mais sous la condition qu’elle n’en seroit point incommodée. Elle voulut avoir des psaumes mis en vers par Voltaire qui n’eut point égard à cette demande. Mais ce fut pour cette dame qu’il composa le Précis de l’Ecclésiaste et le Précis du Cantique des cantiques1. L’avertissement rédigé par Voltaire lui-même précise les intentions de l’auteur : Après avoir donné un Précis de l’Ecclésiaste, qui est l’ouvrage le plus philosophique de l’ancienne Asie, voici le Cantique des cantiques, qui est le Poëme le plus tendre, & même le seul de ce genre qui nous soit resté de ces temps reculés. Tout y respire une simplicité de mœurs, qui seule rendroit ce petit Poëme précieux. On y voit même une esquisse de la Poésie dramatique des anciens Grecs2. D’emblée l’avertissement présente la version du Cantique donnée par Voltaire comme un texte bien peu dévot. Le Cantique des cantiques est perçu comme un témoignage unique de la poésie des anciens Hébreux ; la lecture allégorique du texte, permettant sa compréhension théologique, n’est évoquée que par prétérition à la fin de l’avertissement : On s’est abstenu, sur-tout, de toucher aux sublimes & respectables allégories que les plus graves Docteurs ont tirées de cet ancien Poëme, & on s’en est tenu à la simplicité non moins respectable du Texte3. Voltaire fait du Cantique des cantiques une lecture profane qui n’a rien de nouveau. Le débat sur la nature théologique de ce texte biblique a accompagné le Cantique depuis son entrée problématique dans le canon juif au concile de Jamnia qui a eu lieu au premier siècle de notre ère ; Théodore de Mopsueste le considérait comme un recueil de chants profanes ; plus tard la brouille entre Calvin et Sébastien Castellion s’est cristallisée autour du Cantique, auquel Castellion refusait la possibilité d’une lecture allégorique4. Dans le contexte de la France de la Contre-Réforme, deux tendances se dégagent chez les traducteurs et commentateurs du Cantique. D’une part, les commentaires et paraphrases catholiques sont légion : ils tendent en général à développer et expliquer les différentes lectures allégoriques du texte (on voit dans le dialogue des amants du Cantique la figure du dialogue de l’âme et de Dieu, ou encore du Christ et de l’Église). D’autre part apparaissent des mises en vers du 1 Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier frères, 1877, p. 495. 2 Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques en vers, Liège, J. F. Bassompierre, 1759, p. 1. 3 Ibid. 4 Max Engammare fait état de la querelle qui oppose le Réformateur genevois au régent des écoles dans sa thèse Qu’il me baise des baisiers de sa bouche. Le Cantique des cantiques à la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 9-18. 2 Cantique fondées sur une lecture poétique du texte, auquel on s’intéresse pour sa valeur littéraire. À titre d’exemple, voici dans quels termes l’abbé Cotin, auteur d’une paraphrase du Cantique des cantiques très diffusée en son temps, décrit ce livre biblique : Ce chef d’œuvre de Salomon est semblable à cette Poësie, que les Italiens appellent Poësie récitative, qui passe de beaucoup la longueur des Dialogues & des recits ordinaires quoy qu’elle n’aille pas du pair avec les pieces Tragiques ou les Comedies. Ce ne sont pas icy de grandes & de longues Aventures : Ce sont des Odes, avec quelque suite & quelque changement de Scenes, pour une plus belle diversité, & une plus grande magnifiscence. […] Pour donner plus de poids à toutes ces observations, la naïve & fidelle paraphrase du Cantique faite en vers sur l’Original, & qui doit suivre ces discours avec certaines notes sur chaque Chapitre, pourra peut- estre plus servir que tant de commentaires qui s’échapent ordinairement à la faveur des tenebres de l’Allegorie, & répondent presque toujours ce qu’on ne leur demande point5. Rien de nouveau, a priori, dans le regard porté par Voltaire sur le Cantique des cantiques. En apparence, Voltaire propose une simple version versifiée du texte, fondée sur une lecture générique du livre, perçu comme l’exemple par excellence de la poésie des anciens Hébreux. La forme même prise par l’ouvrage est assez similaire à celle des paraphrases versifiées des XVIIe et XVIIIe siècles. Le texte du Cantique est précédé d’un bref avertissement. L’ouvrage met ensuite en vis-à-vis ce que Voltaire appelle le « texte », qui est une traduction en prose d’extraits de la Vulgate, et sa version versifiée. Sur la page de gauche figurent en haut une version en prose des passages du Cantique que Voltaire a choisis de traduire, et, sur certaines pages, des « remarques ». Se succèdent ainsi six blocs de « texte » et six « remarques ». L’ensemble des pages de gauche se présente donc comme une traduction simple accompagnée d’un appareil critique. La page de droite propose une version en vers, sans appareil critique, mais avec la mention du nom des locuteurs. L’avertissement faisait état d’une lecture dramatique du texte, puisque Voltaire y écrit qu’« on y voit même une esquisse de la Poésie dramatique des anciens Grecs » ; de fait la version versifiée suggère un appareil dramatique : s’il n’y a pas de mention de scènes ou de décors, en revanche le texte s’ouvre par une sorte de mention des dramatis personae, qui sont : « Le Chaton, la Sulamite, les Compagnes de la Sulamite, & les Amis du Chaton, qui ne parlent pas ». Dans la présentation et la mise en page de l’ouvrage, il n’y a rien de très surprenant. L’examen du texte nous montre cependant que Voltaire propose du texte une lecture originale, puisqu’il fonde une lecture parodique d’un texte biblique sur des méthodes empruntées à la critique biblique. Bertram Eugene Schwarzbach, dans l’article « La critique biblique dans les Examens de la Bible et dans certains autres traités clandestins »6, définit quatre formes de critique biblique utilisées au XVIIIe siècle : la critique philologique, la critique rationaliste, la critique normative, et la critique historique. Nous verrons comment Voltaire fait de ces différents types de critique biblique un usage qui varie dans le temps. En 1759, à la publication du Précis, Voltaire utilise les instruments de la critique philologique et historique pour donner une version du Cantique des cantiques qui tend à la parodie. Dans les examens qu’il fait ultérieurement du même texte, on voit apparaître une prépondérance de la critique rationaliste et de la critique normative, dans une lecture des textes bibliques bien moins ludique et plaisante. Le « texte » en prose : une sélection révélatrice 5 Charles Cotin, La Pastorale sacrée, ou périphrase du Cantique des cantiques selon la lettre. Avec plusieurs Discours et Observations, Paris, P. Le Petit, 1662. 6 Bertram Eugene Schwarzbach, « La critique biblique dans les Examens de la Bible et dans certains autres traités clandestins », La Lettre Clandestine, n° 4, 1995 [rééd. Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999], p. 577-612. 3 Voltaire publie un « précis » du Cantique des cantiques, c’est-à-dire qu’il ne traduit que des extraits du texte. L’avertissement le justifie en ces termes : On a rassemblé les principaux traits de ce Poëme, pour en faire un petit ouvrage régulier, qui en conservât tout l’esprit. Les répétitions & le désordre, qui étoient peut-être un mérite dans le style Oriental, n’en sont point dans le nôtre7. Voltaire exprime ici un sentiment partagé par de nombreux traducteurs et commentateurs du Cantique, dont bon nombre ont exprimé une certaine perplexité devant un texte qui compare, par exemple, le nez de la femme aimée à la Tour du Liban8. Cependant le respect manifesté devant le texte sacré a prévenu les traducteurs de retrancher ou d’ajouter quoi que ce soit au texte de départ. Voltaire quant à lui l’émende considérablement. Il annonce dans l’avertissement en avoir éliminé les « répétitions » et « désordres » qui déparent le style français ; en réalité il va bien au-delà, dans la mesure où il ne conserve qu’un quart environ du texte original. Voltaire applique ici à un texte biblique un argument hérité de la querelle des Anciens et des Modernes. Les Modernes utilisent, dans la querelle d’Homère notamment, des arguments uploads/Litterature/ voltaire-lecteur-du-cantique-des-cantiqu-pdf.pdf

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