Métrique et fantaisie Autour des premiers vers de Mallarmé Les1 années 1864 et
Métrique et fantaisie Autour des premiers vers de Mallarmé Les1 années 1864 et 1865 marquent un tournant important dans l’œuvre de Mallarmé. Chargé de cours depuis novembre 1863 au lycée de Tournon, dans l’Ardèche, Mallarmé y compose une première version du poème intitulé Les Fleurs, qu’il adresse le 23 mars 1864 à son ami, le poète Henri Cazalis2, et qui ne sera publiée qu’en 1866, dans Le Parnasse contemporain, avec un certain nombre de corrections. Chacun sait que c’est dans ce texte qu’apparaît pour la première fois le nom d’Hérodiade, à la troisième strophe : Et, pareille à la chair de la femme, la rose Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair, Celle qu’un sang farouche et radieux arrose ! A la fin de l’été 1864, Mallarmé conçoit le projet d’une œuvre dramatique mettant en scène cette même Hérodiade, et il en commence la rédaction en octobre, entrevoyant « une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit » (lettre à Cazalis du 30 octobre 1864)3. Il poursuit sa tâche pendant les premiers mois de 1865, écrit ensuite Le Faune, une première version du texte qui sera publié chez Lemerre en 1876 sous le titre L’Après-midi d’un faune, et, à l’automne 1865, se replonge dans Hérodiade. C’est en avril 1866, alors qu’il travaille toujours sur sa composition, que survient une crise intellectuelle profonde qui allait modifier radicalement sa vison du monde et sa poésie. Ces faits sont bien connus, et on peut considérer que l’apparition du thème d’Hérodiade, comme source d’inspiration, coïncide avec une orientation décisive de la poétique de Mallarmé, et marque le début de ce que l’on appelle communément la période de « maturité » d’un artiste. Cette période, qui commence aux alentours de 1865 pour s’achever avec la mort du poète, le 9 septembre 1898, alors qu’il travaille toujours et encore à son Hérodiade4, a fait l’objet d’innombrables études, et celles qui se sont intéressées plus particulièrement à la versification ont privilégié, le plus souvent, les poèmes écrits dans cet espace de temps ou les versions corrigées des pièces de « jeunesse » (voir, entre autres, Bobillot 1991, Cornulier 1977, 1979, 1982, Gouvard 1995, 1998). Ces recherches, si elles ne procèdent pas toutes d’une même méthode, ont cependant permis de dégager un relatif consensus sur l’alexandrin de Mallarmé : son dodécasyllabe présente, comme chez beaucoup de poètes du dernier tiers du 19e siècle, divers types d’infractions, non seulement par rapport au modèle binaire classique, prégnant depuis la seconde moitié du seizième siècle, mais aussi en regard des premières discordances entre le mètre et la phrase que s’étaient accordés les poètes des deux 1 Ce travail s’inscrit dans le programme de recherche en métrique française et comparée du CEM-CALD de l’Université de Nantes (EA 2162). Une première version de ce texte a été prépubliée dans les Cahiers du Centre d’Etudes Métriques de l’Université de Nantes, n°4, mai 1999, pp.89-137. 2 Correspondance complète, 1862-1871, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 1995, p.174. 3 Correspondance, op. cit., p.206. 4 Période de « maturité » ne signifie pas période d’immobilisme, bien entendu, et nous ne suggérons nullement que Mallarmé a composé une œuvre homogène entre 1a fin des années 1860 et 1898. Nous souhaitons simplement isoler les premières années de composition, dont on verra qu’elles ont une spécificité qui leur est propre, puisqu’elles se situent à un tournant important pour l’évolution formelle de l’alexandrin, que l’esthétique fantaisiste contribue à orienter. 1 générations précédentes, discordances qui se trouvent nettement accentuées à partir des années 1850 et, surtout, 1860. Comme l’ont montré les études susmentionnées, l’alexandrin de Mallarmé mêle au traditionnel 6-6 des mètres de substitution qui, s’ils sont moins diversifiés que ceux d’un Verlaine ou d’un Laforgue, n’en sont pas moins le signe d’une certaine modernité. Si l’alexandrin de la maturité est aujourd’hui relativement bien décrit, le vers du tout premier Mallarmé n’a pas fait l’objet d’un examen particulier, alors qu’une telle étude ne saurait qu’éclairer, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre qui, au début des années 1860, était encore à venir. Ceci est d’autant plus vrai que le poète reprit souvent ses textes de jeunesse pour les réécrire, parfois en les amendant considérablement. Nous nous proposons donc de replacer les premiers poèmes de Mallarmé dans le contexte historique de l’époque et, en cherchant plus spécifiquement à mesurer le caractère plus ou moins original de certaines infractions à la césure, de montrer que le jeune homme est en partie redevable à l’esthétique fantaisiste de certaines de ses innovations formelles. Pour ce faire, nous avons retenu tous les poèmes en alexandrins composés jusqu’en 1864, et ce à partir de Mon cher papa, poème de 1854 (Mallarmé a alors douze ans), où apparaît le premier 12-syllabe5 de l’auteur dont nous avons gardé la trace, Je t’aime est le seul mot que j’ai bien retenu, et dont le lecteur appréciera la facture impeccablement classique… La méthode adoptée dans les lignes qui suivent est identique à celle exposée dans des publications antérieures qui portent également sur l’histoire de l’alexandrin (voir Gouvard 1993a, 1994, 1995, 1996 a et b, 1997, 1999b, 2000a). Le principe de base est d’essayer de réduire la part de la subjectivité dans l’analyse des scansions métriques, en choisissant comme critères de description des phénomènes linguistiques clairement déterminés. Par exemple, on observe que pendant toute une période, qui s’étend grosso modo des années 1580 aux années 1830 / 1840, tous les alexandrins qui apparaissent dans des recueils de poésie lyrique – à l’exclusion des textes de chansons – présentent sur leur sixième syllabe la possibilité d’une accentuation en sixième position, c'est-à-dire que toutes les fins de premier hémistiche se terminent par la dernière voyelle tonique d’un mot graphique. En revanche, à partir du milieu du 19e siècle, commencent à apparaître sur cette même sixième position des articles, des déterminants, des prépositions monosyllabiques et, un peu plus tard, des mots enjambants et des « e » muets post-toniques (tous ces phénomènes sont illustrés ci-dessous). L’apparition convergente de ces phénomènes ne saurait être fortuite, et traduit une évolution dans la structure même de l’alexandrin, ainsi que nous allons le montrer. * * * Dans l’ordre chronologique de composition, les deux premiers alexandrins de Mallarmé qui présentent sur la sixième position un déterminant du nom semblent avoir été écrits vers la même période. La première occurrence apparaît au vers 9 de L’Enfant prodigue : O la mystique, ô la sanglante, ô l’amoureuse et la seconde au vers 6 de Placet : 5 Dans cet article, afin d’éviter des répétitions parfois désagréables, nous emploierons indistinctement les termes « alexandrin », « dodécasyllabe » et « 12-syllabe », les deux premiers étant traditionnels, le second ayant été introduit plus récemment (voir Cornulier 1982). Nous ajouterons aussi à ce paradigme le terme « vers », lorsque le contexte permettra sans ambiguïté de comprendre qu’il s’agit de l’alexandrin. 2 Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni les Jeux mièvres Il est remarquable que ces deux textes, qui offrent le même type d’infraction par rapport aux habitudes classiques, apparaissent au recto et au verso d’un même manuscrit autographe daté de 1862. Comme Placet a été publié le 25 février 1862 dans la revue Le Papillon, il est probable que les deux poèmes ait été composés - au moins en partie - dès la fin 1861. Ces deux alexandrins n’ont pas seulement en commun le déterminant sixième, mais aussi la possibilité ménagée d’une scansion ternaire de substitution, 4-4-4 : O la mystique, + ô la sanglante, + ô l’amoureuse et Ni tes bonbons, + ni ton carmin, + ni les Jeux mièvres. Cette scansion est soutenue par une stricte concordance entre les trois constituants syntaxiques qui dessinent les trois groupes accentuels de quatre syllabes, et elle est d’autant plus sensible que les syntagmes en question sont de même rang syntaxique, puisqu’ils apparaissent dans une énumération, par juxtaposition pour ce qui est de la première occurrence, dans L’Enfant prodigue, et par coordination pour ce qui est la seconde, dans Placet. Les ternaires n’ont pas été inventés par Mallarmé, bien entendu. Sans remonter jusqu’à la poésie romantique, on notera que plusieurs alexandrins présentant, d’une part, une impossiblité d’accentuation sixième et, d’autre part, une nette scansion 4-4-4 soulignée par les articulations syntaxiques, ont été composés entre 1850 et 1861 par divers auteurs, comme par exemple Baudelaire : Chacun plantant, + comme un outil, + son bec impur (Un Voyage à Cythère, 1851) Vivre est un mal. + C'est un secret + de tous connu (Semper eadem, 1860) Hugo : Dans ton prodige, + et dans l'horreur + démesurée, (Abîme, 1853) Mon bien-aimé, + mon bien-aimé, + mon bien-aimé, (Le Cantique de Bethphagé, 1860) Blanchecotte : Je les revois, + je les reprends, + je te les donne ! (Dédicace - A nobody, 1855) Non les honneurs, + non les succès, + non la fortune; (A mon Fils, 1855) Elle était belle, + elle t'aimait, + elle est passée, uploads/Litterature/ dossier-metrique-et-fantaisie-autour-des-premiers-vers-de-mallarme.pdf
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