LA PANDEMIE AVICENNIENNE AU VIe/XIIe SIECLE Presentation, editio princeps et tr
LA PANDEMIE AVICENNIENNE AU VIe/XIIe SIECLE Presentation, editio princeps et traduction de l'introduction du Livre de l'advenue du monde (Kitab hudiith al-'alam) d'Ibn Ghaylan al-Balkhz* PAR JEAN R. MICHOT EUXIEME moitie du XIIe siecle. A Tolede, quelque cent cin- quante ans apres la mort d'Avicenne, plusieurs parties de sa principale Somme philosophique, le Kitdb al-Shifa', dont toute la Metaphysique, sont traduites d'arabe en latin. On sait l'important r'le que ces traductions ont joue dans la renaissance philosophique medievale. Ailleurs dans la peninsule iberique ou de l'autre cote du detroit de Gibraltar, dans l'empire des Almohades, Averroes pro- fite de sa relecture de l'ceuvre du Stagirite pour l'innocenter de toute deviance avicennisante et repond, dans une optique similaire, a la critique de la philosophie developpee par al-Ghazali (ob. 505/1 111) dans le Tahdfut al-Faldsifa. A peu prZes "a la meme epoque, mais en Asie centrale, a l'autre bout du monde musulman, en cette Transoxiane dont Avicenne etait originaire, un nouveau prodige d'une trentaine d'annees fait bruyamment parler de lui: Fakhr al-Din al-Razi (Rayy, 543-4/1149 - Herat, 606/1209)', que la posterite connait comme etant un autre ((grand commentateur>>, non point d'Aristote, mais du Coran et d'ouvrages avicenniens, notamment les Ishdrdt et la Najdt2, poursuit avec diverses autorites scientifiques de la region des debats et con- troverses animes sur des matieres de jurisprudence, de theologie ou de philosophie, ecorchant au passage al-Ghazall et raillant son aeuvre. * Ce travail a ete elabore dans le cadre du cours d'Explication de textes philosophi- ques arabes a l'Institut Superieur de Philosophie (Universite Catholique de Lou- vain) en 1991-1992. Le 26 f6vrier 1992, il a fait l'objet d'une communication a la Societe philosophique de Louvain. I Sur al-Razi, voir C. Brockelmann, G.A.L., t. I, p. 666-669; Suppl., t. I, p. 920-924; G.C. Anawati, Tamhfd, Fakhr. 2 Cf. notre Eschatologie. Arabica, Tome XL, 1993, ? E.J. Brill, Leiden 288 JEAN R. MICHOT Dans l'ouvrage conservant le souvenir de ces controverses, al- Mundzardt, la derniere des seize ((questions>> ayant constitue leur objet est introduite comme suit: <<Quand je me rendis 'a Samarcande, la grande renommee d'al- Farid al-GhaylanT - que Dieu lui fasse misericorde! - etait parve- nue jusqu'a moi. Par ma vie, c'etait un homme 'a la pensee droite et d'un naturel excellent. Cependant, il avait peu recolte de savoir et etait loin de [comprendre] la speculation et les regles du debat dialectique. Lorsque j'entrai dans Samarcande, je me rendis direc- tement 'a son domicile. J'avais entendu que c'etait un homme d'une grande humilite et d'excellentes mceurs. Lorsque j'entrai chez lui et que je m'assis avec mes compagnons, je demeurai neanmoins longtemps 'a l'attendre. II avait delaisse les usages, pour ce qui est de l'humilite et de l'excellence des mceurs. Je souffris en raison de sa lenteur a paraitre et en fus tres affecte. Lorsqu'il parut et s'assit, je ne lui temoignai donc pas beaucoup de deference. Ou plutot meme, je me livrai a des actes et 'a des propos ouvertement insul- tants pour lui. Cela, parce que la reciprocite est naturellement necessaire. Nous nous etions hates vers son domicile, avec l'opinion qu'il etait d'une ame genereuse, eloignee des mceurs blamables. Lorsque donc il accueillit ce bel agir en nous faisant du mal, il me vint a l'esprit d'accueillir sa mechancete de la maniere qui lui con- viendrait, ainsi que l'exigent les paroles du Tres-Haut: ((La retribu- tion d'une action mauvaise est une action mauvaise pareille 'a elle.). [60] J'avais entendu que les gens lisaient mes cuvres sous sa direction, telles le Compendium, le Commentaire des ((Evocations>> et Les investigations orientales4. J'avais egalement entendu qu'il avait redige un Livre sur l'advenue5 du monde. Lorsque nous nous mimes a parler, je lui dis donc: <J'ai entendu que tu as redige un livre sur l'advenue des corps>>. (<Abu 'All Ibn Sina, dit-il, a redige une epitre en reponse aux preuves evoquees pour prouver la vanite d'evenements 3 Coran, XLII, 40. L'utilisation qu'al-Razi fait de ce verset coranique est d'autant plus inattendue qu'il continue comme suit: ((Mais celui qui efface et reconcilie, sa retribution incombe a Dieu. Il n'aime pas les injustes.> 4 Il s'agit successivement des ceuvres portant les n? 120 (al-Mulakhkhas ftl- Hikma wa l-Mantiq, "Compendium de Sagesse et de Logique,,, compose en 579/1183), 64 et 105 in G.C. Anawati, Tamhfd. 5 Pour traduire hudiith, "venue a l'etreo>, nous retenons le terme <<advenue>> dans le sillage des traductions <adventer>> et "(adventiono> proposees par divers specialis- tes du kaldm (notamment D. Gimaret) pour ahdatha et ihddth. Nous la preferons a "<adventicite&. LA PANDEMIE AVICENNIENNE 289 n'ayant pas de debut. J'ai repondu 'a cette epitre et expose que ses propos etaient faibles6. > Un illustre inconnu L'eplitre redigee par Avicenne <(en reponse aux preuves evoquees pour prouver la vanite d'evenements n'ayant pas de debut>> est plus connue sous les titres Le fini et l'infini ou Epitre dans laquelle on juge des arguments de ceux qui etablissent l'existence, pour le passe', d'un commen- cement temporel7. Quant 'a oal-Farid al-Ghayldni>), passe 'a travers les mailles des filets orientalistes, il est presque un oublie de l'Histoire. De lui, point de trace en effet dans l'Encyclopidie de l'Islam, la Ges- chichte der Arabischen Litteratur de C. Brockelmann, la Geschichte des Arabischen Schrifttums de F. Sezgin ou les principales histoires de la pensee arabo-musulmane (Badawi, Bouamrane-Gardet, Corbin, Cruz Hernandez, Fakhry, Sharif). Tout au plus fait-il parfois l'objet de notices eparses et elementaires. D'aucuns sembleraient ainsi considerer comme acquis qu'il ait constitue le troisieme mail- lon de la chaine de cinq maitres et disciples reliant Avicenne au fameux theologien et philosophe shicite Nasir al-Din al-Tu-s1 (ob. 672/1273)8. Plusieurs textes anciens memes ne paraissent guere mieux infor- mes. Ainsi, al-Subki (Tabaqdt), Ibn Qutliibugha (Taj al-Taradim) et ljajji Khallfa (Kashf al-unuin) ne le connaissent pas. Signalant une refutation d'al-Ghaylani parmi les ceuvres d'al-Razi, Ibn al-Qift- ne donne aucune precision supplementaire "a son sujet9. Plus grave, les quelques lignes que Z.D. al-Bayhaql, son contemporain pour- tant, lui consacre dans l'Histoire des Sages de l'Islam se limitent "a des generalites, tout laudatives qu'elles soient par ailleurs: <<L'imam, unique (al-imam al-farid), cUmar Ibn Ghaylan al-Balkhl. Le plus 6 F.D. al-Razi, Mundzardt, ed. Kholeif, p. 59-60. Al-Razi evoque egalement al- Ghaylani dans le Muhassal, ed. de 1905, p. 62. 7 Al-Nihdya wa 1-ld Nihdya et Risdla Jif hujaj al-muthbitzn li-l-m dd mabda an zama- niyyan (An 75; cf. G.C. Anawati, Essai). Cette epitre, naguere etudiee par S. Pines (Conception, p. 181 sv. et 95-97), n'a pas encore ete publiee. Nous en avons entre- pris l'editio princeps et la traduction fran,aise (publication prevue pour 1995). 8 Cf. notamment M.M. El-Khodeiri, Serie, p. 56; S.H. Nasr, Sages, p. 145; A. Bausani, Religion, p. 288. 9 Ibn al-Qifti, Ta'rih, ed. J. Lippert, p. 293; repris in G.C. Anawati, Tamhld, p. 208, n? 39 et F. Kholeif, ed. d'al-Raz-, Munazardt, p. 194, n? 41. 290 JEAN R. MICHOT eminent des sages [...]1' De la sagesse, il possede une moisson par- faite. C'est comme si la sagesse, chez lui, avait cherche refuge aupres de la personne digne d'elle. Je l'ai vu un jour se plaindre d'un personnage eminent. ((Le mechant, dit-il, ne distingue pas entre celui qui fuit sa mechancete et celui qui repond 'a sa mechan- cete en etant mechant".>> A y regarder de pres, ces dernieres lignes ne sont pourtant pas totalement denuees d'interet. On y apprend en effet qu'al- Ghaylni / Ibn Ghaylan s'appelle cUmar, qu'il est originaire de Balkh et qu'il s'agit d'un personnage pour le moins controverse: le savant qu'al-Razi juge avoir <<peu recolte de savoirn se voit attri- buer par al-Bayhaq1 une <<moisson parfaite de sagesse>>! Le texte dont on trouvera ci-dessous l'editio princeps et la premiere traduction en une langue occidentale est l'introduction du Livre sur l'advenue du monde d'Ibn Ghaylan evoque par al-Razi dans al- Munazarat. Cette introduction pre'sente comme premier interet d'apporter quelques informations substantielles au sujet de son auteur. Pour notre plus grand bonheur, Ibn Ghaylan n'hesite en effet point 'a y parler de lui-meme. La chose est d'autant plus appre- ciable que l'autobiographie n'est pas un des genres les plus prises de la litterature arabo-musulmane, surtout l'autobiographie spon- tanee, non retravaillee au service de quelque cause comme c'est par exemple le cas pour la Vie d'Avicenne ou le Munqidh min al-Daldl d'al-Ghazdll'2. Or c'est bien une impression de transparence, d'absence d'affectation, qui se degage des souvenirs qu'Ibn Ghay- lan confie a l'ecriture. Revenant sur un parcours qui le conduisit finalement a critiquer Avicenne, Ibn Ghaylan se rappelle avoir decouvert la logique alors 10 Afdal hukamda al-hadra. Nous ne traduisons pas ce dernier mot, au sens plus qu'incertain. M. Meyerhof (al-Bayhaqi, Tatimma, trad., p. 193) propose: <<He is the most excellent of the philosophers of the (court) circle...>> et rapporte qu'il pour- rait s'agir d'une allusion a la ville de Marw. 11 Z.D. al-Bayhaql, Tatimma, ed. Kurd cAll, p. 157, n? 97. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le comportement de F.D. al-Razi a l'egard d'Ibn Ghaylan, tel qu'evoque plus haut, et cette sentence. uploads/Litterature/ yahya-michot-quot-la-pandemie-avicennienne-au-vie-xiie-siecle-quot.pdf
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- Publié le Mar 03, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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