TERRORISME, PRESSE, SCIENCES HUMAINES ET LES LIMITES DE LA PSYCHOLOGIE Adam Kis

TERRORISME, PRESSE, SCIENCES HUMAINES ET LES LIMITES DE LA PSYCHOLOGIE Adam Kiss L’Esprit du temps | « Topique » 2003/2 N°83 | pages 35 à 42 ISSN 0040-9375 DOI 10.3917/top.083.0035 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-topique-2003-2-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L’Esprit du temps. © L’Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ainsi, de même que la terreur est surtout sensible à celui qui l’éprouve et à peine à celui qui la provoque, de même la terreur collective ne désigne guère que la violence tenue pour illégitime de l’autre, celle qu’on subit, – car celle qu’on exerce reste conforme à l’attente (d’emprise), comme naturelle, partant à peine moins qu’inaperçue. Et, si on la perçoit, comme on peut percevoir un pouvoir qu’on exerce, on en jouit, on la trouve justifiée, soit-elle arbitraire, imposée à bon droit ou à bon escient, comme un privilège souverain. Si personne ne se reconnaît terroriste, pour quel motif problématiserait-on la terreur qu’on impose, celle que seuls les autres, imperceptibles, indifférents, ou tenus pour inférieurs et fautifs perçoivent ? Ainsi, en effet, par exemple, Saddam Hussein et George W. Bush – de même que, pour ce qu’on en sait, leurs majorités respectives, ainsi renforcées, – n’accolent actuellement l’épithète «terroriste» qu’aux autres, et n’admettent pas que leurs ennemis leur appliquent ce qualificatif. L’Américain et l’Irakien qui font leur l’avis de l’autre camp, ou même l’ajoutent seulement à celui de leur majorité, passent pour des traîtres et risquent de se faire maltraiter comme tels. Suivons cet exemple. Le reproche de terrorisme que l’opinion publique dominante dans une population adresse aux autres (Irakiens pour l’opinion Terrorisme, presse, sciences humaines et les limites de la psychologie Adam Kiss Topique, 2003, 83, 35-42. 1. A. Kiss, La terreur biface, le souverain, le groupe et (le) moi. À paraître. © L?Esprit du temps | Téléchargé le 21/01/2022 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201) © L?Esprit du temps | Téléchargé le 21/01/2022 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201) 36 TOPIQUE nord-américaine majoritaire, Américains pour l’opinion prévalant en Irak), et la violence qui en est l’objet, qu’ils ont subie, qu’ils subissent ou dont ils se sentent menacés, peuvent se comprendre, je dirais, comme mue par la pulsion d’emprise. La pulsion d’emprise les pousse tous, sans qu’ils la reconnaissent (et même peut-être sans qu’ils puissent la reconnaître) chez eux : tandis qu’ils se représentent cette violence endurée ou redoutée comme hostile, intention- nelle, ils la nient en tant que telle et la réduisent à la légitime défense chez eux-mêmes. Je me promets de reprendre ailleurs prochainement cette question avec plus de détails. – Dans son rapport au congrès de Rome de 1992, Paul Denis rejette le dualisme pulsion de vie/pulsion de mort. Il considère que « la pulsion est la résultante, que l’on peut décomposer, comme une force, en deux vecteurs distincts : l’investissement en emprise et l’investissement en satisfaction. » Il me semble qu’on pourrait aller un pas plus loin et avancer que la distinction, soit-elle instable, de ces vecteurs est un état de développement ultérieur à leur indistinction originelle, qu’à l’origine, la force pulsionnelle une est englobée par la «pulsion» d’emprise – qui, englobante, contenante, n’est donc pas pulsion au même titre que les pulsions contenues – et qu’à n’importe quel moment la distinction peut s’effacer, emportée par l’emprise, pulsion de pulsion. Mais pour notre propos, on l’a compris, il s’agit de chercher des mobiles qui incite- raient le sujet à sortir de cette indistinction : 1) pourquoi un sujet dominant ou en lutte pour la domination et estimant qu’il a la force nécessaire pour y arriver, chercherait-il à admettre l’existence et l’existence respectable, désirable, aimable de l’autre ? et 2) pourquoi cette victime potentielle chercherait-elle à y amener celui qu’il perçoit comme dominant, terroriste – ou souverain? Là, j’entrevois la différence et le passage nécessaire mais improbable entre « ennemis » et « adversaires », puis « adversaires » et « négociateurs ». Nous chercherons encore ces mobiles, car nous ne les avons pas trouvés. Nous sommes dans la situation où, entre deux groupes, au moins l’un par l’autre est, mais le plus souvent les deux mutuellement sont, qualifié(s) de « terro- riste(s) ». La première question porte sur le motif qui ferait reconnaître à un gardien de prison – ou à un politicien des Etats-Unis – l’incertitude quant à la légitimité «démocratique»2 du traitement imposé aux détenus de Guantanamo, ou mieux: qui lui ferait reconnaître ces derniers comme ses semblables. La deuxième question porte sur la motivation possible d’un diplomate – ou 2. Les guillemets soulignent que j’entends citer la référence à la démocratie sans bien comprendre pourquoi on attend qu’une majorité démocratique préfère un autre intérêt que le sien ou celui qu’elle croit avoir. Les démocraties n’ont, que je sache, jamais ambitionné en parti- culier de prendre en compte l’intérêt de ceux qui à tort ou à raison étaient présentés comme leurs étrangers.Aussi la colonisation, du XIXe siècle aux Indépendances, était-elle le fait de démocraties européennes fières de l’être. © L?Esprit du temps | Téléchargé le 21/01/2022 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201) © L?Esprit du temps | Téléchargé le 21/01/2022 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201) ADAM KISS – TERRORISME, PRESSE, SCIENCES HUMAINES ET LES LIMITES DE LA PSYCHOLOGIE 37 du gouvernement – des Etats-Unis à tenter d’élucider les conditions que poserait Al Qaida pour arrêter les hostilités. Les deux interrogations mettent en cause aussi la compétence des psychologues : sont-ils en mesure de proposer des réponses, directes ou non ? (Sans oublier les dissimilitudes entre terrorisme et violences conjugales, on se rappellera que la prise de contact avec le conjoint violent améliore souvent le pronostic.) L’étude de ce qui déclenche et entretient les violences s’ajoute à celle des victimités, passives ou non, acceptées ou non. Mais revenons aux spécificités du terrorisme. Le terroriste, rappelons-le, est selon Le Petit Robert « le membre d’une organisation politique qui use du terrorisme comme moyen d’action ». Nous postulons que la qualification du terrorisme est nécessairement publique, soit initiée soit reprise par la presse. PRESSE, « CADRAGE »… A.O. Scott (du New York Times) qualifie, dans Bowling for Columbine, d’« idiotie » le commentaire de Michael Moore qui accompagne l’image de l’impact des avions dans les Tours Jumelles : « 11 septembre 2001 : Osama ben Laden se sert de sa formation d’expert CIA pour assassiner 3000 personnes. » Malgré toute une série de rappels de l’intervention des États-Unis, notamment contre des pouvoirs souverains, entre 1950 et 2001, pourA.O. Scott, «eux» sont et restent terroristes, « nous » ne le sommes pas et ne pouvons pas le devenir. La littérature scientifique consacrée à la communication de masse désigne le moment de l’efficience des médias très précisément à cet endroit, là où ils exercent leur pouvoir de « cadrage » (framing). Selon R.M. Entman, « cadrer consiste à choisir certains aspects d’une réalité perçue et à les rendre plus saillants, de manière à promouvoir une définition particulière du problème [par là formulé], une interprétation causale, une qualification morale et/ou une proposition pour le traiter. » Ce qui est choisi sera « réalité », le reste n’aura pas d’existence (du moins pas d’existence publique dans ce public). Et si la justice et la raison ne peuvent pas légitimer ce découpage, il faut donc chercher d’autres explications. Elle paraît couler de source : « La manière de cadrer les nouvelles résulte, d’après Gamson & Modigliani, des habitudes sociales et professionnelles des journalistes. La formation des cadres s’explique par l’interaction établie entre les normes et les pratiques des journalistes et l’influence exercée par des groupes d’intérêts. Éric Neveu appelle ce dernier «la loi d’airain du taux de profit»: «Augmenter les rentrées, c’est atteindre des scores d’audience […] élevés en choisissant de publier ce qui fait vendre…» De plus, le fait souligné par Rhodebeck, que le cadrage est généralement concep- tualisé comme une procédure dont l’initiative est laissée aux élites, et uploads/Litterature/2003-2-83top-kis.pdf

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