Edith Stein et la femme. Perspectives anthropologiques et spirituelles Les évén

Edith Stein et la femme. Perspectives anthropologiques et spirituelles Les événements de ces dernières années ont propulsé Edith Stein dans la lumière vive de la scène internationale: béatification à Cologne en mai 1987, canonisation à Rome en octobre 1998 et nomination comme co-patronne de l’Europe avec Ste Brigitte de Suède et Ste Catherine de Sienne en octobre 1999. Juive ayant perdu la foi de ses pères et cherchant la vérité, phénoménologue à l’école de Husserl, catholique à l’écoute des Pères de l’Église, des théologiens et des spirituels, carmélite, martyre victime de l’idéologie nationale-socialiste, Edith Stein ne cesse d’adresser aux hommes de notre temps un message existentiel d’une actua- lité saisissante. Dès le début de ma recherche1, sa pensée sur la femme m’est apparue intéressante pour fonder une réflexion féministe sérieuse en quête de la spécificité anthropologique et spirituelle de la femme. Cette pensée dépasse les options ou les perspectives fémi- nistes au caractère souvent limité dans l’espace et dans le temps2. 1. L’auteur a soutenu une thèse en Études Germaniques, intitulée La femme chez Edith Stein. Une approche philosophique, théologique et littéraire (Lyon, Univ. Lumière, 2000). Elle a traduit et publié des textes inédits d’Edith Stein dans STEIN E., Le secret de la Croix, trad. S. BINGGELI, prés. V. AUCANTE et S. BINGGELI, Paris, Cerp/Parole et Silence, 1998. Elle collabore à la nouvelle édi- tion scientifique de l’œuvre complète d’Edith Stein en allemand, Edith Steins Gesamtausgabe, qui a commencé de paraître en automne 2000 chez Herder à Freiburg, et devrait compter 24 volumes (citée désormais ESGA). L’A. a, entre autres, écrit l’introduction au volume Die Frau. Fragestellungen und Reflexio- nen, Freiburg, Herder, 2000 (=ESGA 13). Voir aussi DE BERRANGER O., «Edith Stein ou la ‘chasteté des choses’», dans NRT 114 (1992) 533-557 et dans la bibliographie de ce numéro, «Autour d’Edith Stein», infra p. 638. 2. Lors de la conférence internationale de l’ONU sur la femme, à Pékin, en 1995, et du bilan qui suivit cinq ans plus tard (session extraordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU sur les femmes à New York, «Pékin + 5»), de grandes différences apparurent entre pays riches et pays pauvres. Les premiers qui obéissaient à une sorte d’idéologie féministe, ne rejoignaient pas les problé- matiques réelles des pays pauvres, contrairement à la délégation vaticane, dans son souci de défendre la dignité personnelle de la femme. NRT 123 (2001) 583-602 S. BINGGELI Elle s’enracine cependant dans un terreau existentiel et en porte l’empreinte. Aussi, avant d’aborder quelques points principaux de cette pensée, il importe de rappeler brièvement qui est Edith Stein. I. – Une femme de son temps Sa vie est inséparable des communautés humaines auxquelles son histoire l’a liée: le peuple juif, le peuple allemand, l’Univer- sité, l’Église, le Carmel. Depuis la fin du XIXe siècle, sa famille juive bénéficie de l’émancipation accordée aux Juifs en Allemagne et est bien intégrée dans la société allemande et même prussienne. En témoigne l’arbre généalogique de la famille Stein: alors que les ancêtres ont des prénoms typiquement juifs, ceux des parents et des frères et sœurs d’Edith sont bien allemands. Existe-t-il un prénom plus allemand que Siegfried, le père d’Edith? — demande pertinemment un commentateur3. Edith, benjamine de onze enfants, naît le 12 octobre 1891 à Breslau en Prusse orientale4. La famille est déjà marquée par le deuil de quatre enfants morts en bas âge. Edith connaîtra à peine son père, puisque celui-ci décède alors qu’elle n’a pas deux ans. Sa mère qui est une femme profondément croyante, voit dans la naissance de cette dernière enfant le jour de la grande fête juive du Yom Kippour, un signe. «Je crois que cette coïncidence, plus que toute autre chose, a contribué à lui rendre particulièrement chère sa benjamine. Nos destins se trouvaient ainsi mêlés d’une façon spéciale», note Edith dans la Vie d’une famille juive5. Dans ce milieu libéral ouvert aux influences du monde, tous les frères et sœurs s’éloignent les uns après les autres de la foi des ancêtres, Edith à leur suite. La souffrance de la mère fut encore augmentée par les décisions d’Edith. «Je n’ai jamais pu faire comprendre à ma mère ni ma conversion, ni mon 584 S. BINGGELI 3. SCHMIDBAUER R., «Familie und Jugendjahre Edith Steins», dans Edith Stein. Leben. Philosophie. Vollendung: Abhandlungen des internationalen Edith-Stein-Symposiums Rolduc, 2-4/11/1990, éd. L. ELDERS, Würzburg, Nau- mann, 1991, p. 45. 4. Ville aujourd’hui polonaise: Wroc¥aw. 5. STEIN E., Aus dem Leben einer jüdischen Familie. Das Leben Edith Steins: Kindheit und Jugend (= Edith Steins Werke VII, ancienne édition des œuvres d’Edith Stein, citée désormais ESW), Druten / Freiburg, De Maas & Waler / Herder, 21985 (édition complète — 11965), p. 42. Nous donnons notre propre traduction des textes d’Edith Stein. entrée dans l’Ordre», écrit-elle dans une lettre, peu avant la mort de sa mère6. Grâce au travail acharné de la mère et des aînés, le commerce de bois prospère. Le moment venu, la mère qui dispose de revenus suffisants, permet à ses deux cadettes de faire des études universi- taires — le monde universitaire s’étant ouvert depuis peu de temps aux femmes. Erna, sur le conseil d’un oncle pharmacien, choisit la médecine; Edith étonne tout le monde en s’orientant vers la philosophie et la psychologie. La jeune et brillante étu- diante milite dans les organisations féministes: l’Association prussienne pour le droit de vote des femmes (elle réunit surtout des femmes socialistes), l’Association des étudiantes, etc. Des années plus tard, jetant un regard sur cette période d’efferves- cence, elle raconte: La question féministe nous passionnait toutes à l’époque. Parmi les étudiants, Hans était connu comme le loup blanc7; il s’engageait aussi radicalement que nous toutes en faveur de l’égalité complète des droits des femmes. Souvent, nous parlions du problème de la double profession. Erna et deux amies se demandaient si on ne devrait pas abandonner la profession à cause du mariage. Moi seule défendais avec acharnement l’idée que je ne sacrifierais à aucun prix ma profession. Si on nous avait alors prédit l’avenir! Les trois autres se sont mariées et ont pourtant gardé leur profession. Moi seule ne me suis pas mariée; j’ai choisi une forme de lien pour lequel j’allais sacrifier avec joie toute autre profession (ESW VII, 96). Ces années de militantisme seront brutalement interrompues par la catastrophe de la première Guerre mondiale. Auparavant, Edith a quitté Breslau. En effet, elle est déçue par la psychologie, «science» qui, à son avis, se trouve «encore dans les langes de l’enfance» (ESW VII, 190)8. Sur le conseil d’un ami, elle rejoint Göttingen où enseigne Edmond Husserl, le fondateur du mouve- ment phénoménologique. À Göttingen, on ne fait que philosopher — jour et nuit, pendant le repas et dans la rue, partout. On ne parle que de «phénomènes» (ESW VII, 186-187). EDITH STEIN ET LA FEMME 585 6. STEIN E., Selbstbildnis in Briefen. Zweiter Teil. 1933-1942 (= ESGA 3), Freiburg, Herder, 2000. Lettre M.P. Brüning, 19.7.1936, p. 214-215. — Rosa Stein, une sœur aînée qui suit Edith sur le chemin de la foi catholique, attendra la mort de la maman pour recevoir le baptême. 7. Hans Biberstein est le futur mari d’Erna Stein, sœur d’Edith. 8. William Stern, alors professeur à Breslau, lui propose, en vue d’un docto- rat en psychologie, de «travailler sur le développement de la pensée de l’enfant grâce à des méthodes par questionnements» (ESW VII, 190). Husserl s’étonne que cette nouvelle étudiante ait lu les Recherches Logiques, œuvre difficile qui l’a rendu célèbre dans le monde de la philosophie. En 1916, il est appelé à Fribourg-en- Brisgau. Edith est sa première étudiante à soutenir sa thèse de doctorat — sur l’empathie9 — en cette ville. Elle passe brillam- ment cette épreuve et devient pour quelque temps son assistante. Mais quelle n’est pas sa déception lorsqu’elle se rend compte que Husserl est incapable de collaborer avec une femme… Edith traverse alors une grave crise. Nombre de ses amis étu- diants meurent sur le front. Elle-même s’enrôle pour quelques mois dans un hôpital militaire, en Moravie. Là, pour la première fois, elle côtoie la mort de près. «Globalement, il n’y a que deux choses capables de captiver mon attention: la curiosité de voir ce qui sortira de l’Europe et l’espérance d’accomplir quelque chose pour la philosophie», écrit-elle dans une lettre à un ami polonais, le 6 juillet 191710. Les deux seront déçues. Que reste-t-il de l’Eu- rope à la fin de la guerre, sinon «un immense monceau de ruines», devant lequel on reste «indécis», «comme ivre»11? Qu’at- tendre du côté de la philosophie? Son échec auprès de Husserl rend difficile les tentatives pour obtenir l’habilitation à enseigner à l’Université. Fribourg, Göttingen, Breslau, Kiel, Hambourg, partout et jusqu’à la veille de son entrée au Carmel en 1933, Edith essuie des refus: elle est femme, elle est juive. Passée au creuset de l’épreuve, Edith cherche la vérité — la vérité sur l’homme12. Événements, lectures et rencontres la dispo- sent au bouleversement de l’été 1921 provoqué par la lecture de la Vie de Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel. À uploads/Litterature/527-edith-stein-et-la-femme-perspectives-anthropologiques-et-spirituelles-pdf 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager