1 PRECIS DE DECOMPOSITION (1949) : 5 étoiles : Un Diogène de notre temps A sa p
1 PRECIS DE DECOMPOSITION (1949) : 5 étoiles : Un Diogène de notre temps A sa parution, ce livre provocant fut jugé d’un cynisme sulfureux par ceux qui s’accrochaient à un humanisme optimiste, mais il fut en même temps apprécié par les connaisseurs pour la qualité classique de son style (Prix Rivarol 1950). Bien qu’il s’accordât assez bien avec le climat de « l’absurde » consécutif aux horreurs des deux Guerres mondiales, sa diffusion resta confidentielle jusqu’à sa réédition en livre de poche dans la collection Idées de Gallimard en 1966. Les « happy few » qui constituaient alors le cercle étroit des lecteurs de Cioran, encore presque inconnu, eurent par la suite de quoi s’étonner de le voir de plus en plus fréquemment cité jusqu’à devenir, dans les années quatre-vingt-dix et surtout depuis sa mort, une référence à la mode : signe des temps. Ce succès tardif de Cioran, et notamment du "Précis", qui reste son œuvre la plus connue, s’explique aussi par une vertu autrement intemporelle : c’est par l’expression même d’une noirceur radicale, mais tellement bien dite qu’elle en devient jubilatoire, roborative et consolatrice, que ce livre, loin d'être démoralisant, a sauvé plus d’un de ses lecteurs du désespoir total. L'obsession du temps – celle-là même d’un Proust ou d’un Claude Simon – et de la vanité de tout, il la rend supportable par les mots, « qui seuls nous préservent du néant » et qui, par un travail éminemment littéraire, et non philosophique, permettent ce paradoxe d’un nihilisme réconfortant : « Qui a le sentiment du temps s’accrochera d’autant mieux à ce qui y résiste, à ce qui en transcende la fragilité. (…) Et c’est pour s’accrocher à quelque chose de solide, de durable, qu’il mise sur les mots et qu’il s’en sert. (…) Ecrire une page irréprochable, une phrase seulement, cela vous élève au-dessus des corruptions du devenir. Nous triomphons de la mort, par la hantise de la perfection, par la recherche passionnée de l’indestructible à travers le verbe, à travers le symbole même de la caducité » (Cioran, "Cahiers", 1963). Entrepris en 1947, dix ans après son arrivée en France, le "Précis" marque en effet pour Cioran une rupture brutale, délibérée et définitive avec sa langue natale, un véritable changement de patrie, et le choix d’un idiome à l’opposé de celui de ses six premiers ouvrages, écrits en roumain : c’est pour tenir cette gageure ambitieuse que Cioran alla jusqu’à récrire quatre fois le "Précis" avant de le publier, au prix d’efforts (« un cauchemar », avoua-t-il), dont témoignent les intéressants brouillons publiés en 2005 dans Exercices négatifs: En marge du «Précis de décomposition». Cette langue française classique, sèche et corsetée, soucieuse de rigueur et de concision, cherchant la pointe et la distinction, était en effet incompatible avec la logorrhée « poétique », échevelée, grandiloquente et débraillée de ses livres roumains, même si le "Précis", surtout dans ses cinq dernières parties, garde encore des traces, ça et là, du lyrisme et de l’emphase romantiques de l'ancien style de Cioran, dont celui-ci continua à se libérer dans ses livres postérieurs. Ce qu’il en a conservé, c’est la virulence, mais celle-ci, de débridée, s’est faite lapidaire, avec le choix d’écrire par fragments : « Je n’ai rien apporté de neuf, sinon une désolation plus lumineuse, car plus nette, plus tranchante » (Cioran, "Cahiers", 1968). De ce livre tonique, dénué de toute prétention dogmatique, dans la tradition de Montaigne via les grands moralistes français comme La Rochefoucauld et Chamfort, on recommandera de lire un fragment chaque matin, comme un fortifiant. 2 SYLLOGISMES DE L'AMERTUME (1952) : 4 étoiles : Un cynisme jubilatoire Pour son deuxième livre en français, après le "Précis de décomposition", Cioran change de ton et de forme, sinon de pensée : poussant encore plus loin dans la voie tracée par les libertins français des XVII° et XVIII° siècles, il renchérit sur la fragmentation de son discours et le réduit, sauf exception, à la sécheresse d’un chapelet d’aphorismes lapidaires. En même temps, il s’applique à aiguiser la « pointe », la chute de ces maximes de quelques lignes, sur un ton de persiflage spirituel et d’ironie caustique, voire de cynisme élégant qui sont davantage d’un homme d’esprit que d’un moraliste. Classées en dix chapitres, ses vues sur l’art, la littérature, la politique, l’histoire, la religion, l’amour ou la philosophie, font penser à Voltaire : « Lorsque nous croyons avoir délogé Dieu de notre âme, il y traîne encore : nous sentons bien qu’il s’y ennuie, mais nous n’avons plus assez de foi pour le divertir. » Ou bien à Swift : « Pour n’avoir pas su célébrer l’avortement ou légaliser le cannibalisme, les sociétés modernes auront à résoudre leurs difficultés par des moyens autrement expéditifs ». Ou encore à Jules Renard : « Lorsqu’on n’a pas eu des parents alcooliques, il faut s’intoxiquer toute sa vie pour compenser la lourde hérédité de leurs vertus. » Mais cette atomisation du style, jointe à une virtuosité voyante, risque de lasser si on lit l'ouvrage tout d'un coup. L’insuccès du livre pendant vingt ans – il est aujourd’hui le plus vendu – avait longtemps persuadé Cioran que c’est ce qu’il avait « écrit de plus mauvais » : loin d’aller jusque-là, il faut cependant convenir que ce livre insolent – et au titre superbe – a perdu un peu de la hauteur du "Précis de décomposition". Cela dit, nombre de fragments attestent brillamment la fidélité de ce misanthrope tantôt cinglant, tantôt souriant, à un irréductible scepticisme, à une courageuse indépendance, et à un farouche rejet de tous les alibis de la violence faite aux hommes, ce pourquoi il assume son dilettantisme, revendiquant « le privilège d’être superficiel », et avouant sa nostalgie d’« un monde aussi dénué de profondeur qu’un ballet de Rameau. » LA TENTATION D'EXISTER (1956) : 5 étoiles : Un grand prosateur Après avoir, dans les "Syllogismes de l’amertume", poussé à l’extrême la concision de l’aphorisme, Cioran tente l’expérience opposée : sans renoncer à l’écriture fragmentaire, il rédige dans "la Tentation d’exister" des chapitres qui atteignent jusqu’à plus de vingt pages. Or cette prose plus suivie n’a rien perdu de sa densité ni de sa beauté : qu’il considère le détachement dans Penser contre soi, l’histoire et la décadence dans Sur une civilisation essoufflée, le destin des Juifs dans Un peuple de solitaires, la vanité des littérateurs dans Lettre sur quelques impasses, l’évolution de la langue française dans Le style comme aventure ou celle de la littérature dans Au-delà du roman, Cioran éblouit par une science du mot juste, une richesse lexicale, et un sens de l’élan syntaxique qui ne l’ont pas quitté depuis le "Précis de décomposition". Même quand il s’aventure sur les sujets les plus arides, notamment religieux, comme le mysticisme ou la sainteté, il lui arrive d’être irrésistiblement jubilatoire, par exemple dans son portrait au vitriol de saint Paul, à opposer à son évocation empathique d’Épicure. Par ailleurs, ses notations sur Saint Simon, La Bruyère, Voltaire ou Proust font admirer sa fine pénétration. Moins introspectif que dans le "Précis", moins 3 persifleur que dans les "Syllogismes", Cioran confirme dans "la Tentation d’exister", sous une forme plus traditionnelle, qu’il est un des meilleurs prosateurs français. HISTOIRE ET UTOPIE (1957-1960) : 3 étoiles : Un alcool un peu éventé Dans ce livre, qui vient après "la Tentation d’exister", Cioran déçoit : il semble que faute d’autre aliment il se soit imposé de traiter quelques sujets d’école, sur un ton dont les outrances, le plus souvent, ne parviennent pas à compenser la banalité des idées. Sur l’histoire, on a une sorte de cours mi scolaire mi prophétique, voire apocalyptique, qui, alors même que le « sens de l’histoire » est présenté comme un mythe dépassé, ne craint pas d’en extrapoler des « leçons », pour prédire par exemple la soumission de l’Europe par la force à la tyrannie d’un nouvel Empire. Ces perspectives sont visiblement assises sur la croyance à la puissance de l’URSS et à l’avenir du communisme, illusions bien compréhensibles à l’époque, mais très datées et très instructives quant au poids de la conjoncture sur une pensée si « intempestive » qu’elle se veuille. Les considérations sur la « haine de soi » nihiliste de l’Occidental, ou sur l’envie et le ressentiment, s’appuient sur du Dostoïevski et du Nietzsche recuits, sans originalité. Quant à la critique des utopies, elle ne nous apprend plus rien, surtout depuis la faillite du communisme, et elle confirme que l’étude des « fous littéraires » est un faux bon sujet, dont le caractère fastidieux était déjà patent chez le Queneau des "Enfants du limon" (1938). On est gêné ici par la tendance de Cioran à pousser systématiquement toutes ses idées à l’extrême, à l’exagération, à la caricature : il « fait du Cioran », et est beaucoup moins convaincant sur ces sujets généraux que dans sa veine personnelle. Cet affaissement se retrouve dans le style : Cioran baisse un peu la garde de sa rigueur classique pour céder uploads/Litterature/cioran.pdf
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- Publié le Jan 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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