Le Territoire de la Mythologie Author(s): Marcel Detienne Source: Classical Phi

Le Territoire de la Mythologie Author(s): Marcel Detienne Source: Classical Philology, Vol. 75, No. 2 (Apr., 1980), pp. 97-111 Published by: The University of Chicago Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/268917 Accessed: 29/07/2010 17:26 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=ucpress. 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Car, par mythologie, nous designons aussi spontanement un ensemble d'enonces discursifs et de pratiques narratives-recits et histoires que tout le monde connait au 18eme et au 19eme siecles-que le discours sur les mythes, le savoir qui entend parler de mythes en general, de leur nature ou de leur essence. Enquete necessaire si l'on s'avise que C. Levi-Strauss fondait son entreprise sur l'evidence qu'un mythe est percu comme mythe par tout lecteur dans le monde entier, tandis que G. Dumezil confessait avoir passe toute sa vie a comprendre la difference entre un conte et un mythe. Dans une histoire genealogique qui va des Grecs a Levi-Strauss-et, reciproquement, de Levi-Strauss aux Grecs-la configuration de la mytholo- gie se decide pour l'essentiel en deux etapes. Au 19eme siecle, quand s'instaure un savoir nouveau qui se dit explicitement science de la mythologie. Et, a l'autre bout, dans la visee que pointe la nouvelle science, professant le modele de sa propre demarche, lorsque, entre\Xenophane et Thucydide, se dessine une premiere figure de la mythologie, construite sur une notion inedite de mythos. Pareil cheminement se justifie doublement: l'analyse des mythes, aujourd'hui comme naguere, se deploie tout entiere dans l'espace amenage par la science mythologique surgissant vers 1850; tandis que des relations privilegiees et fondamentales se nouent entre cette science du 19eme siecle et une certaine idee de la Grece. Repenser la mythologie, c'est d'abord reperer les procedures d'exclusion portees par un vocabulaire du scandale convoquant toutes les formes de l'alterite. Des gestes de partage repetes et successifs oiu la mythologie chaque fois se deplace: tantot l'incroyable et scandaleux que la Religion place en face de soi; tantot l'irrationnel absurde que la Raison se donne; tantot encore le sauvage et l'obscene comme envers du civilise et du police. Si le mythe, comme il semble, a toujours depuis les Grecs designe l'absent, le revolu ou la demence ancienne, il ne peut etre qu'un genre introuvable, et les questions semiotiques ou linguistiques pose'es a un "type de recit" trop familier paraissent depourvues de pertinence. Mettre en cause le mythe, comme recit specifie, c'est aussi revenir vers la tradition "qui doit rester orale," en rappelant que l'analyse de la memoire dans les societes sans ecriture interesse directement la nature des recits traditionnels-aussi bien les genealogies et les proverbes que les cosmogonies [? 1980 by The University of Chicago] 0009-837X/80/7502-0001$01.34 97 98 MARCEL DETIENNE et les histoires de heros, produits de bouche a oreille, mais par leur trans- formation en paroles memorables sur plusieurs generations. LE GREC A DEUX TETES Vers les annees 60, la question essentielle pour la science mythologique, dans le debat ouvert entre Levi-Strauss et ses contradicteurs, c'etait: la mytholo- gie releve-t-elle d'une explication unique? La reponse affirmative, de- veloppee par l'analyse structurale, se nouait dans une simple phrase: "le mythe est un langage."' Sans doute, depuis la fin du 18eme siecle, le langage n'etait plus un etranger pour la mythologie. Quand les romantiques en font la redecouverte comme de l'experience premiere de l'esprit de l'humanite, ils desirent intensement voir naitre une nouvelle mythologie qui serait le vrai et authentique langage, sans l'abstraction ni le mensonge des mots. Avec Max Muller et le discours scientifique sur les mythes, la linguistique re?oit mission d'expliquer le surgissement des puissances mythiques a travers une analyse otu le clinicien linguiste denombre les figures regulieres d'une pathologie du langage. Tandis que, dans l'Ecole Sociologique fran?aise, Marcel Mauss, attentif, depuis 1903, au caractere obligatoire et a l'apparte- nance au niveau inconscient de cette pensee sociale, denonce dans la my- thologie une institution coextensive a l'element le plus archaique du langage, et oiu il faut chercher quelques-unes des lois de l'activite mentale en societe. Au moment ou Levi-Strauss pronon?ait la petite phrase de l'A nthropologie structurale, elle fonctionnait comme un acte de langage, elle etait aussit6t prise dans un reseau interlocutoire, mis en place, vers les annees cinquante, autour de la linguistique, la seule science de l'homme a se dire alors vraiment generale. Le projet semiotique tendu vers une grammaire narrative precipi- tait le caractere unitaire de la mythologie, ce "metalangage naturel," qui s'epanouissait dans un type particulier de recit, le mythe, avec ses unites supralinguistiques liees entre elles par des regles syntaxiques precises. Il semblait d'autant plus convaincant de postuler une explication unitaire de la mythologie comme langage que l'evidence d'une "pensee mythique," autonome et souveraine, etait partagee aussi bien entre les hellenistes (F. M. Cornford, L. Gernet, etc.) que parmi les specialistes des cultures archaiques (M. Griaule, M. Leenhardt, etc.). C'est d'ailleurs du cote des Grecs que vient le presuppose majeur de tout savoir mythologique selon lequel l'origine de la philosophie est evidemment associee a la nature du mythe. Dans les Mythologiques de Levi-Strauss, le modele grec est avoue, et sans reserves. Le final du Miel aux Cendres fait retour vers la Grece, quand se decouvre la complexite des mythes americains, etablissant des correspondances entre plusieurs codes, exploitant des ecarts differentiels qui, tantot, sont exprimables en termes geometriques, tantot, transformables au moyen d'operations dej'a algebriques. Pensee mythique en marche vers l'abstraction, mais ne comptant que sur elle, tirant d'elle- meme la force de "se depasser" et de contempler, au-dela des images et du concret. "un monde de concepts ... dont les rapports se definissent libre- 1. C. Levi-Strauss, Anthropologie structurale (Paris, 1958), p. 232. LE TERRITOIRE DE LA MYTHOLOGIE 99 ment." Or nous savons, ecrit Levi-Strauss, ou un tel bouleversement se situe: "aux frontieres de la pensee grecque, la oiu la mythologie se desiste en faveur d'une philosophie qui emerge comme la condition prealable de la r"flexion scientifique."2 Paysage frontalier; desistement de la mythologie au moment ou elle se depasse elle-meme; emergence de la pensee philosophique dont l'activite conceptuelle prepare l'avenir de la science. Un peu plus tard, en 1972, dans la revue L'Homme, le meme modele grec re- dit sa contrainte, a l'occasion d'un ouvrage (Les Jardins d'Adonis) qui donne a penser que la mythologie des anciens Grecs ressemble singulierement a celle des autres. Sans doute l'ethnologie doit-elle constater qu'elle se trouve en presence de formes communes a des cultures antiques et "a d'autres impropre- ment appelees primitives. Mais il y a davantage: "Les anciens Grecs semblent avoir percu et pense leur mythologie dans les termes d'une pro- blematique qui n'est pas sans analogie avec celle qu'utilisent aujourd'hui les ethnologues pour degager l'esprit et la signification des mythes de peuples sans ecriture."3 Les Grecs "ethnologues" sont ici les emules en meme temps que les precurseurs de l'ethnologie structurale; leur culture exemplaire propose le spectacle d'une pensee mythique qui, tout en se depassant elle- meme, accede a une logique des formes a partir de laquelle le Grec, nanti du concept, entreprend de penser sa propre mythologie, sur le mode de l'inter- pretation.4 C'est la meme reference au monde grec que se donne la semiotique d'A. J. Greimas quand elle designe l'homologie entre la philosophie preso- cratique, emergeant de la pensee mythique, et les mythologues modernes elaborant le metalangage de l'interpretation.5 Fascination de decouvrir que le Grec est double, et que le mythologue hesiodique est le vrai jumeau, homozygote, du philosophe archaique qui pense le sec et l'humide, le haut et le bas, en meme temps que l'etre et le non-etre. Et la singularite du Grec a deux tetes, avec sa figure indigene de modele "fait a la maison," paralt si convaincante que le mythologue se livrant a l'interpretation se trouve naturellement entraine a se reconnaltre au miroir du philosophe discourant sur la mythologie. Aujourd'hui comme uploads/Litterature/detienne-le-territoire-de-la-mythologie.pdf

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