LES ESPRITS ANIMAUX XVIème–XXIème SIÈCLES LITTERATURE, HISTOIRE, PHILOSOPHIE Ou
LES ESPRITS ANIMAUX XVIème–XXIème SIÈCLES LITTERATURE, HISTOIRE, PHILOSOPHIE Ouvrage publié à la suite du colloque « LES ESPRITS ANIMAUX » Organisé par Sylvie Kleiman-Lafon et Micheline Louis-Courvoisier 4-6 février 2016, Fondation Hardt, Genève Avec le concours de l’Université de Genève et l’Université Paris 8 ISBN : 979-10-97361-09-9 TABLE DES MATIÈRES Introduction : Les Esprits animaux, un concept oublié Micheline Louis-Courvoisier et Sylvie Kleiman-Lafon 1 1. Les Esprits animaux dans les traités médicaux de l’Espagne du XVIème et XVIIème siècle – Christine Orobigt 13 2. La Théorie des esprits animaux ou l’alchimie poétique de La Fontaine Sabine Gruffat 29 3. Circulation des esprits animaux et écriture de l’affect dans quelques lettres de Mme de Sévigné – Mathilde Vanackere 41 4. Henry More ou les esprits animaux au service de la pneumatologie Martine Pécharman 51 5. Hobbes, les esprits animaux et la science politique du corps en tant que mécanisme vivant – Ionut Untea 85 6. Material-cerebral plasticity, fluid ontology : the case of animal spirits Charles Wolfe 95 7. Esprits animaux et plasticité cérébrale. Une lecture anachronique de Nicolas de Malebranche – Francesco Panese 113 8. Retour sur le pouvoir de l'imagination des femmes enceintes Anne-Lise Rey 129 9. Le dérangement des esprits animaux dans les troubles du sommeil (insomnie et somnambulisme) – Guillaume Garnier 145 10. Des esprits animaux aux esprits élémentaires : physiologie et poétique chez Tiphaigne de La Roche – Guilhem Armand 159 11. Des esprits animaux atomiques ? La notion de fluide corpusculaire aux XVIIème et XVIIIème siècles – Clara Carnicero de Castro 171 12. Sade et les esprits animaux : matérialisme électrique et stoïcisme passionné Marco Menin 193 13. Les esprits animaux et la châtaigne de Phutatorius : kinésie et agentivité dans Tristram Shandy de Laurence Sterne – Guillemette Bolens 209 14. Un passé présent ? Des esprits animaux chez deux poètes contemporains Hugues Marchal 225 À propos des auteurs 241 1 Les Esprits animaux : retour sur un concept oublié Sylvie Kleiman-Lafon (Université Paris 8) Micheline Louis-Courvoisier (Université de Genève) Depuis une dizaine d’années, certains chercheurs s’emploient à réactualiser le concept des esprits animaux. Minuscules corpuscules invisibles mais bien réels, composés d’air, de vent, de flamme ou de lumière selon les auteurs, ils avaient pour mission à la fois de capter les sensations du monde extérieur et celles de l’intériorité corporelle, d’en véhiculer les impressions jusqu’au cerveau, et de déclencher les mouvements corporels en fonction des impressions reçues. Leur rôle les ancraient au cœur du vivant et, malgré l’incertitude qui caractérisait leur nature physique, la réalité de leur existence ne faisait, depuis Galien, aucun doute ni pour les chimistes, ni pour les physiologistes, ni pour les romanciers, ni pour les médecins, ni pour les philosophes. Pour certains auteurs, ils circulaient dans tout le corps par les circuits veineux et/ou nerveux, pour d’autres ils évoluaient à l’intérieur de toutes les fibres, comme l’a récemment montré Hisao Ishizuka (2016). La théorie des esprits animaux, dérivée en grande partie de la conception antique du pneuma, a connu une longévité de deux millénaires. Appartenant pleinement à la rationalité scientifique médiévale, elle fut largement débattue à l’époque moderne et particulièrement au XVIIème siècle ; elle continua à être soutenue par de nombreux auteurs des Lumières, même si c’est aussi à cette époque qu’elle commença à être remise en question (Smith et al. 127 ; Panese). De réalité incontestable, les esprits animaux glissèrent peu à peu vers le statut de concept opérateur qui permettait entre autres de concentrer et d’entrelacer l’articulation physio-psychologique. Ce concept resta opérationnel tandis que la matérialité et la réalité des esprits furent de plus en plus remises en question par les expériences scientifiques effectuées au cours du XVIIIème siècle, et notamment par la théorie de l’irritabilité de Haller. La durée de ce glissement fut longue car aucune théorie alternative cohérente n’était encore arrivée à maturation pour remplacer celle des esprits animaux (Smith et al. 147). On peut également supposer qu’il était difficile d’abandonner un concept qui permettait de penser en un tout l’amalgame physio-psychologique, l’inscription d’un individu dans son environnement, voire 2 dans le cosmos. Au début du XIXème siècle, cette théorie tomba dans un oubli pour ainsi dire définitif. Le positivisme en plein essor ne pouvait plus l’inclure dans sa redéfinition de la rationalité. Néanmoins, les esprits animaux continuèrent à être convoqués par certains écrivains, notamment anglophones, au cours du XIXème siècle (Jane Austen, Charles Dickens, ou encore Edgar Poe). Il n’est d’ailleurs guère surprenant que les esprits animaux aient poursuivi leur existence dans la littérature : faute de pouvoir les décrire en s’appuyant sur des observations, le plus souvent ce sont des figures littéraires, notamment des comparaisons ou des métaphores, qui étaient employées pour défendre l’hypothèse de leur existence. Le recours à la métaphore ne date pas du XIXème siècle. Au XVIIème déjà, Thomas Willis (1679) les décrivait comme autant de soldats en ordre de bataille s’élançant pour défendre coûte que coûte le cerveau contre les effets de l’opium, « une poétique armée de myrmidons », raillera Bernard Mandeville (1730) à propos de cette image martiale. Ailleurs, Willis (1683) en fit des explorateurs hantant l’architecture complexe du cerveau et arpentant ses couloirs labyrinthiques, ses coursives, ses promenades et ses cloitres. C’est parce qu’ils échappèrent alors à l’observation, même microscopique, et parce qu’ils prirent corps à la fois par la métaphore et le récit des expériences individuelles que les esprits animaux finirent par sortir définitivement du discours scientifique à la fin du XVIIIème siècle. Cette théorie refit surface dans les années 1930, sous la plume de l’économiste John Maynard Keynes, qui réintroduisit la notion d’esprits animaux pour qualifier l’urgence d’une action spontanée et instinctive destinée à appuyer un calcul raisonnable (Barens). Selon lui les esprits animaux poussent à la décision et à l’action dans un moment d’incertitude et favorisent une prise de risque. Ils constituent une force anarchique et vitale, souvent teintée d’optimisme (Frevert). Ils offrent une clé de compréhension de l’instabilité du système capitaliste (Akerlof, Shiller, 7). Akerlof et Shiller (prix Nobel d’économie en 2013), inscrivant leur propos dans le courant de l’économie comportementaliste, admettent leur existence et les assimilent à des « mécanismes imputables aux comportements ‘humains’ », et plus loin à des schémas de pensée (4, 9). Keynes réactive un concept opérateur (les esprits animaux n’ont plus rien de matériel) qui permet de circonscrire et de rationaliser les aspects irrationnels des prises de décision en matière d’économie. Nous l’avons vu, le XIXème siècle scientifique a écarté les esprits animaux de son champ d’investigation. Le concept était incompatible avec l’établissement de normes, l’essor des 3 statistiques et des outils épistémologiques mis en œuvre pour faire progresser la science moderne. Les esprits animaux cessèrent d’exister et le concept cessa d’être un opérateur de pensée et de compréhension de l’économie corporelle, relationnelle et environnementale. Chaque discipline développa ses propres outils intellectuels, suivit ses propres propositions, physiologique, biologique, anthropologique, psychologique et psychiatrique, sociologique, etc. Elles s’écartèrent de plus en plus les unes des autres, et n’éprouvèrent plus la nécessité de recourir à un dénominateur commun pour leurs questionnements. En effet, la puissance du concept des esprits animaux résidait dans sa capacité à relier médecine, philosophie, littérature, théologie, chimie, anatomie, rhétorique, à inscrire l’individu dans ses aspects biologiques, environnementaux, comportementaux, émotionnels, relationnels, pathologiques, affectifs et spirituels. Les esprits animaux ont constitué un objet historique bien étudié dans le champ de l’histoire des sciences, en particulier de celui de l’anatomie et de la neurophysiologie. De nombreux travaux ont montré à quel point ils étaient partie constituante des théories successives portant sur les nerfs et le cerveau, de l’Antiquité jusqu’aux Lumières, certains inscrivant cette histoire jusque dans une pensée neurophysiologique contemporaine (Smith et al. ; Ochs ; Vidal). Mais la puissance et la fécondité de ce concept permettent de le penser aussi hors du champ de l’histoire des sciences et d’ouvrir des pistes de réflexion dans d’innombrables domaines. Depuis une décennie les historiens spécialistes de l’histoire des émotions et de la cognition se sont intéressés de près à la théorie des esprits animaux. Ils sont au cœur de la réflexion de plusieurs chapitres de l’ouvrage Emotions and Health. 1200-1700, édité par Elena Carrera (Carrera, « Anger » ; Gook ; Sullivan). L’histoire de la mélancolie les considère également comme objet d’intérêt (Gowland, Pigeaud, Boccadoro, Clark) de même que l’histoire de la rhétorique (Wragge-Morley). Ces différents domaines nous montrent chacun à leur manière l’importance de la réactualisation des esprits animaux et nous incitent à nous défaire dans la mesure du possible de nos catégories contemporaines. Les polarisations actuelles entre matière et non matière, entre physiologie et psychologie, entre corps et âme ne tiennent pas dans l’univers perceptuel, psychique et rationnel de la période moderne. Les esprits animaux nous permettent de reconsidérer nos recherches et nos réflexions autour de ce dénominateur commun qui rassemble dans un même concept les liens subtils qui circulaient entre théorie et expérience, entre langage, corps et cognition au sens large du terme. Ils signalent aussi une complicité intime, difficile à concevoir pour nous, entre culture, environnement, pratiques uploads/Litterature/esprits-animaux-complet.pdf
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- Publié le Aoû 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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