Avant-propos VOICI que pour la première fois — si je ne compte pas quelques mod

Avant-propos VOICI que pour la première fois — si je ne compte pas quelques modestes essais — j'écris en prose. Il me semble en effet qu'il y a trois genres littéraires bien différents : la poésie, qui est chantée, le théâtre, qui est parlé, et la prose, qui est écrite. Ce qui m'effraie, ce n'est point tant le choix des mots ou des tournures, ni les subtilités grammaticales — qui sont, finalement, à la portée de tout le monde : mais c'est la position du romancier, et celle, plus dangereuse encore, du mémorialis- te. Il est bien difficile de parler de soi : tout le mal qu'un au- teur dira de lui-même, nous le croyons de fort bon cœur ; tout le bien nous ne l'admettons que preuves en main, et nous regrettons qu'il n'ait pas laissé ce soin à d'autres. Dans ces Souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien ; ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, à la manière des moineaux qui 6 disparaissent sans laisser de squelette. D'ailleurs, il n'est pas le sujet de ce livre, mais le témoin de très petits événements. Cependant, c'est moi qui vais rédiger son récit. Il est bien imprudent, vers la soixantaine, de changer de métier. La langue du théâtre sonne au sortir de la bouche d'un acteur, elle doit paraître improvisée, la réplique doit être comprise du premier coup, car une fois passée, elle est perdue. D'autre part, elle ne peut pas être un modèle de style littéraire : ce n'est pas la langue d'un écrivain, c'est celle du personnage. Le style d'un auteur dramatique est dans le choix des per- sonnages, dans les sentiments qu'il leur prête, dans la démarche de l'action. Quant à sa position personnelle, elle doit rester modeste. Qu'il se taise ! Dès qu'il veut faire entendre sa propre voix, le mouvement dramatique tombe : qu'il ne sorte pas de la coulisse : nous n'avons que faire de ses opinions, s'il veut les formuler lui-même : ses acteurs nous parlent pour lui, et ils nous imposeront ses émotions et ses idées, en nous faisant croire que ce sont les nôtres. La position de l'écrivain est sans doute plus difficile. Ce n'est plus Raimu qui parle : c'est moi. Par ma seule façon d'écrire, je vais me dévoiler tout entier, et si je ne suis pas sincère — c'est-à-dire sans aucune pudeur — j'aurai perdu mon temps à gâcher du papier. Il va donc falloir sortir des coulisses, et m'asseoir en face du lecteur qui me regardera fixement pendant deux ou trois heures : voilà une idée bien inquiétante, et qui m'a longtemps paralysé. 7 Cependant, j'ai examiné l'autre face de la question. Le spectateur de théâtre porte un col et une cravate, et ce costume anonyme que les Anglais nous ont imposé. Il n'est pas chez lui : il a payé fort cher pour venir chez moi. Enfin, il n'est pas seul, et il observe ses voisins, qui l'observent. C'est pourquoi il ne s'intéresse pas seulement aux rôles joués par mes comédiens, mais au sien propre, et il joue lui-même le personnage du spectateur intelligent et distingué. Il manifeste toujours : souvent il rit, ou il applaudit, et l'auteur dans la coulisse en est agréablement ému. Mais d'autres fois il tousse, il se mouche, il murmure, il siffle, il sort. L'auteur n'ose plus regarder personne, et il écoute, consterné, les explications toujours ingénieuses de ses amis : il n'ira pas souper dans une boîte de nuit. Le lecteur — je veux dire le vrai lecteur — est presque toujours un ami. Il est allé choisir le livre, il l'a emporté sous son bras, il l'a invité chez lui. Il va le lire en silence, installé dans le coin qu'il aime, en- touré de son décor familier. Il va le lire seul, et ne supportera pas qu'une autre personne vienne lire par-dessus son épaule. Il est sans doute en robe de chambre ou en pyjama, sa pipe à la main : sa bonne foi est entière. Cela ne veut pas dire qu'il aimera ce livre : il va peut-être, à la trentième page, hausser les épaules, il va peut-être dire avec humeur : « Je me demande pourquoi on imprime de pareilles sottises ! » 8 Mais l'auteur ne sera pas là, et il n'en saura jamais rien. Sa famille, et quelques amis fidèles, auront tendu devant ses yeux un rideau d'éloges qui tempère la chaleur du «four ». Enfin, le succès d'un ouvrage de théâtre est clairement mesurable par le chiffre des recettes — que contrôle chaque soir un comptable de l'Assistance publique — et par le nombre des représentations. Il serait tout à fait vain d'offrir une fête de « centième » au soir de la trentième ; tandis qu'un éditeur complice peut égayer une catastrophe romanesque en impri- mant « 15e mille » sur les couvertures du troisième et dernier. Ainsi, quoique le grand succès d'un livre ait autant de mérite que celui d'une pièce, le «four » du prosateur est moins cruel. Ce sont ces considérations, peu honorables, mais rassuran- tes, qui m'ont décidé à publier cet ouvrage, qui n'a, au surplus, que peu de prétentions : ce n'est qu'un témoignage sur une époque disparue, et une petite chanson de piété filiale, qui passera peut-être aujourd'hui pour une grande nouveauté. 9 JE suis né dans la ville d'Aubagne, sous le Garlaban cou- ronné de chèvres, au temps des derniers chevriers. Garlaban, c'est une énorme tour de roches bleues, plantée au bord du Plan de l'Aigle, cet immense plateau rocheux qui domine la verte vallée de l'Huveaune. La tour est un peu plus large que haute : mais comme elle sort du rocher à six cents mètres d'altitude, elle monte très haut dans le ciel de Provence, et parfois un nuage blanc du mois de juillet vient s'y reposer un moment. Ce n'est donc pas une montagne, mais ce n'est plus une colline : c'est Garlaban, où les guetteurs de Marius, quand ils virent, au fond de la nuit, briller un feu sur Sainte-Victoire, allumèrent un bûcher de broussailles : cet oiseau rouge, dans la nuit de juin, vola de colline en colline, et se posant enfin sur la roche du Capitole, apprit à Rome que ses légions des Gaules venaient d'égorger, dans la plaine d'Aix, les cent mille barbares de Teutobochus. Mon père était le cinquième enfant d'un tailleur de pierres de Valréas, près d'Orange. 10 La famille y était établie depuis plusieurs siècles. D'où venaient-ils ? Sans doute d'Espagne, car j'ai retrouvé, dans les archives de la mairie, des Lespagnol, puis des Spagnol. De plus, ils étaient armuriers de père en fils, et dans les eaux fumantes de l'Ouvèze, ils trempaient des lames d'épées : occupation, comme chacun sait, noblement espagnole. Cependant, parce que la nécessité du courage a toujours été inversement proportionnelle à la distance qui sépare les combattants, les tromblons et les pistolets remplacèrent bientôt les espadons et les colichemardes : c'est alors que mes aïeux se firent artificiers, c'est-à-dire qu'ils fabriquèrent de la poudre, des cartouches et des fusées. L'un d'eux, un arrière-grand-oncle, jaillit un jour de sa boutique à travers une fenêtre fermée, dans une apothéose d'étincelles, entouré de soleils tournoyants, sur une gerbe de chandelles romaines. Il n'en mourut pas, mais sur sa joue gauche, la barbe ne repoussa plus. C'est pourquoi, jusqu'à la fin de sa vie, on l'appela « Lou Rousti », c'est-à-dire Le Rôti. C'est peut-être à cause de cet accident spectaculaire que la génération suivante décida — sans renoncer aux cartouches ni aux fusées — de ne plus les garnir de poudre, et ils devinrent « cartonniers », ce qu'ils sont encore aujourd'hui. Voilà un bel exemple de sagesse latine : ils répudièrent d'abord l'acier, matière lourde, dure, et tranchante ; puis la poudre, qui ne supporte pas la cigarette, et ils consacrèrent leur activité au carton, produit léger, obéissant, doux au toucher, et en tout cas non explosible. 11 Cependant mon grand-père, qui n'était pas « monsieur l'aîné », n'hérita pas de la cartonnerie, et il devint, je ne sais pourquoi, tailleur de pierres. Il fit donc son tour de France, et finit par s'établir à Valréas, puis à Marseille. Il était petit, mais large d'épaules, et fortement musclé. Lorsque je l'ai connu, il portait de longues boucles blanches qui descendaient jusqu'à son col, et une belle barbe frisée. Ses traits étaient fins, mais très nets, et ses yeux noirs bril- laient comme des olives mûres. Son autorité sur ses enfants avait été redoutable, ses déci- sions sans appel. Mais ses petits-enfants tressaient sa barbe, ou lui enfonçaient, dans les oreilles, des haricots. Il me parlait parfois, très gravement, de son métier, ou plutôt de son art, car il était maître appareilleur. Il n'estimait pas beaucoup les maçons : « Nous, disait-il, nous montions des uploads/Litterature/la-gloire-de-mon-pere.pdf

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