Gesnerus 70/2 (2013) 193-210 L'empirisme médical, d'un mythe à l'autre. Une lec

Gesnerus 70/2 (2013) 193-210 L'empirisme médical, d'un mythe à l'autre. Une lecture critique de Naissance de la clinique de Michel Foucault^ Ronan de Calan Summary The new history of the clinic, developed mainly after the publication of Othmar Keel's L'avènement de la médecine clinique moderne en Europe, 1750-1815 in 2001, invites the scholars to turn upside down the chronology adopted by Michel Foucault in his classic Birth of the Clinic. This paper investigates the philosophical consequences of this chronological displace- ment, showing that the medical empiricism of the clinic cannot have the characteristics attributed by Foucault. If the myth of the purity of such empiricism cannot be taken seriously anymore thanks to Foucault, is has been substituted by the myth of the creation of the clinic on the basis of enlightened empiricism. The clinic is, however, older than empiricism à la Condillac. It refers to an earlier medical empiricism developed in the 17th century which in its turn allowed for Condillac's philosophy. The clinic had in fact to choose between an elder medical empiricism and a new chem- ical empirism that appeared in the late 17th century. But the clinic was not a creation of the Enlightenment. Keywords: empiricism, medicine, clinic, Foucault 1 La présente étude a bénéficié d'un financement via le projet ANR Jeunes Chercheurs Philo- med, porté par Stefanie Buchenau, Claire Crignon et Anne-Lise Rey. Ronan de Calan, UFR de Philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rdecalan® yahoo.com). Gesnerus 70 (2013) 193 Résumé Une nouvelle histoire de la elinique, développée en particulier depuis la parution en 2001 de l'ouvrage d'Othmar Keel, L'avènement de la médecine clinique moderne en Europe, 1750-1815, invite à bouleverser complètement la chronologie adoptée par Michel Foucault dans son livre classique. Nais- sance de la clinique. Le présent travail s'efforce de dégager les enjeux plus philosophiques de ce déplacement, en montrant comment l'empirisme médical qui caractérise la clinique eomme pratique et comme théorie n'a pas au XIX'= siècle la configuration que Foucault veut lui aeeorder. Si, grâce à Foucault, le mythe de la pureté de cet empirisme médical est définitivement écarté, en revanche, un autre mythe s'est substitué au pré- cédent, celui de la génération de la clinique à partir de l'empirisme des Lumières. Or, loin d'être fille de l'empirisme de la genèse condillacien, la chnique, plus ancienne, renvoie au contraire à un empirisme médical anté- rieur qui a, entres autres ehoses, rendu possible la philosophie de Condillac. Cet empirisme médical s'est en revanche nourri d'un point de vue chimique adopté certes plus tardivement, mais dont les sources remontent au bas mot à la seeonde moitié du XVIP siècle. La clinique se trouve donc prise entre des modèles classiques de l'empirisme en affrontement dès le début du XVIIP sièele, beaucoup plus qu'elle n'est fille des Lumières et d'une résolu- tion partielle de ces conflits. L'ambition de cette courte étude est modeste. Il s'agit de reprendre certains acquis de l'histoire récente de la clinique,une histoire reeomposée ou réécrite essentiellement dans son versant institutionnel mais aussi pratique, technique ou même scripturaire,^ pour relire et amender à la marge (peut-être un peu plus, comme on va le voir) la partie plus philosophique de cette grande œuvre de Foucault, Naissance de la clinique: celle qui porte sur la renaissance de l'empirisme médieal et ses reconfigurations entre la fin du XVIIP et les premières décades du XIX'= siècle. Car, et l'on essaiera de ne pas l'oublier. 2 Pour une bibliographie tenue à jour jusqu'en 2001 de l'histoire de la clinique, on consultera avec profit les sources secondaires de Keel 2001, pp. 481-524. Pour une bibliographie à jour en 2011, voir notamment Tricia Close-Koenig 2011,«Secondary Sources», p. 352-387. Le cas plus spécifique des «technologies de papier» mis en évidence par Volker Hess et Andrew Mendelsohn, qui mérite en lui-même une étude spécifique, a été laissé intentionnellement de côté ici. C'est là une dimension de Vhistoria qui participe non seulement de la relation mais de la production du savoir, que l'histoire de la clinique a trop longtemps négligée. Elle permet en outre de retrouver une chronologie que cet article s'efforce de son côté de restituer. Voir notamment: V. Hess and A. Mendelsohn 2010,287-314. 194 Gesnerus 70 (2013) Naissance de la clinique est d'abord un grand livre d'bistoire des idées, plus précisément, pour citer Foueault lui-même, «l'essai d'une métbode dans le domaine si eonfus et si mal strueturé, de l'bistoire des idées».^ On trouvera peut-être ici l'occasion de célébrer le cinquantième anniversaire de sa parution. Défaire un mythe: la pureté de la clinique Foucault écrit Naissance de la clinique à partir de «cbutes» (selon ses propres termes) de son Histoire de la folie., dont le titre initial est Folie et déraison - comme on sait, sa tbèse principale qu'il présente en Sorbonne, accompagnée de la traduction et du commentaire de VAnthropologie de Kant tenant lieu de tbèse eomplémentaire, le 20 mai 1961. En novembre de la même année 1961, il aebève une première version du manuscrit, qu'il fait lire quelques mois plus tard à Altbusser et Canguilbem. Le livre paraît aux Presses Uni- versitaires de France dans la collection de Canguilbem, «Histoire et pbilo- sopbie de la biologie et de la médeeine», en avril 1963. On sait par ailleurs - et je me contente ici de suivre la biograpbie de Didier Eribon et la chrono- logie proposée dans le premier volume de Dits et Fcrits'* - que Foucault, dans son incroyable productivité, entame Les mots et les choses la même année 1963, et aebève le manuserit deux ans plus tard, entre janvier et avril 1965, l'ouvrage paraissant en 1966 dans la «Bibliotbèque des Seiences Humaines» de Gallimard. Naissance de la clinique est donc encadré par ces deux monu- ments. L'histoire de la folie d'un côté. Les mots et les choses de l'autre: deux monuments qui lui ont fait de l'ombre, il faut le reconnaître, puisque la publicité de l'un et de l'autre ainsi que les discussions que l'un et l'autre ont suscitées ont bien eu tendance à reléguer ce livre important. Sa position intermédiaire entre les deux œuvres de Foucault en fait par ailleurs, e'est incontestable, tout à la fois un complément historiograpbique incontournable à L'histoire de la folie et le laboratoire d'une tbéorie nouvelle de l'bistoire des idées que Foucault développe dans Les mots et les choses. Je ne voudrais pas ici considérer, comme on le fait trop souvent justement. Naissance de la clinique comme un ouvrage de transition, mais bien comme un livre à part entière, qui a une tbèse forte, une thèse qu'on peut diseuter sans avoir néeessairement à la mettre en perspective pour la pondérer voire l'altérer au contact des autres œuvres. 3 Foucault 1963, «Conclusion», p. 199. 4 Eribon 1989; Foucault 2001. Gesnems 70 (2013) 195 Quelle est la thèse principale de l'ouvrage? La suivante; la médecine cli- nique moderne, annoncée et même proclamée en France par Cabanis dans son discours au Conseil des Cinq-Cents, c'est-à-dire au Directoire, le 29 bru- maire de l'an VII de la République (1799 dans le calendrier romain), puis mise en place institutionnellement cinq ans plus tard, avec la création de l'Ecole de la Santé et des trois chaires de cliniques de Paris, ne correspond pas à un rupture spontanée avec une médecine imaginaire ni à l'entrée brutale dans l'ère positive, contrairement à ce que l'hagiographie médicale a eu tendance à avancer. En ce sens, elle ne coïncide pas non plus avec l'abandon pur et simple des hypothèses et des systèmes antérieurs, au profit d'un regard purifié, neutralisé, un regard des origines, porté par un médecin revenu à la source de son art, sur le malade et sa maladie. Comme le dit Foucault, dans la préface; Les miracles ne sont point si faciles: la mutation qui a permis et qui, tous les jours, permet encore que le «lit» du malade devienne champ d'investigation de discours scientifique n'est pas le mélange, tout à coup déflagrant, d'une vieille habitude avec une logique plus ancienne encore, ou celle d'un savoir avec le bizarre composé sensoriel d'un «tact», d'un «coup d'œil» et d'un «flair». La médecine, comme science clinique, est apparue sous des conditions qui définissent, avec sa possibilité historique, le domaine de son expérience et la structure de sa rationalité.' En usant déjà d'une méthode généalogique qu'il systématisera dans L'ar- chéologie du savoir en 1969, et dans son article important, «Nietzsche, la généalogie, l'histoire» paru en 1971, Foucault attaque ici un mythe de la genèse, cultivée dans tous les ouvrages de la période et par toutes ses «phé- noménologie acéphale de la compréhension», comme il les désigne avec un peu de sévérité. Selon cette représentation mythologique, la clinique moderne correspondrait à une pure et simple renaissance de la médecine, reléguant tout ce qui l'a historiquement éloignée de son origine antique, à savoir l'ère pré-hippocratique. A l'aube du XIX'= siècle, on réapprendrait, au chevet du malade, un rapport immédiat à la souffrance dont Hippocrate lui-même fut le témoin ambigu car c'est à partir du corpus hippocratique que la médecine, se systématisant progressivement, aurait abandonné l'empi- risme radical qui uploads/Litterature/l-x27-empirisme-medical-d-x27-un-mythe-a-l-x27-autre-une-lecture-critique-de-naissance-de-la-clinique-de-michel-foucault.pdf

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