HARRY G. FRANKFURT DE L’ART DE DIRE DES CONNERIES (On Bullshit) Traduit de l’

 HARRY G. FRANKFURT DE L’ART DE DIRE DES CONNERIES (On Bullshit) Traduit de l’américain par Didier Sénécal À Joan, en toute sincérité <cycle> – T<Tome> – <titre> 4/35 Avis au lecteur Le mot bullshit, d’usage extrêmement courant dans la langue anglaise, recouvre un champ lexical sans équivalent en français. Pour traduire cette « merde de taureau » argotique sur laquelle Harry G. Frankfurt bâtit son raisonnement philosophique, il faut donc recourir à plusieurs mots. Disons que bullshit se situe à mi-chemin entre baratin et connerie (employé de préférence au pluriel, comme dans les expressions « c’est des conneries ! » et « raconter des conneries ») ; quant aux bullshitters qui peuplent ce petit livre, ce sont des « baratineurs » doublés de « déconneurs ». Sans cette distorsion formelle, le traducteur serait condamné à trahir l’esprit d’un auteur qui, comme tous les humoristes anglo- saxons, n’est jamais aussi sérieux que lorsqu’il déconne. Le traducteur. <cycle> – T<Tome> – <titre> 5/35 Avant-propos de l’auteur à l’édition française J’ai écrit cet essai en 1984 ou 1985. À l’époque, j’enseignais la philosophie à l’université de Yale et j’étais fellow du Whitney Humanities Center. L’appartenance à cette société savante m’amenait à rencontrer régulièrement les autres membres – issus de disciplines très variées – afin d’aborder des sujets présentant un intérêt commun. Chaque fellow devait fournir un échantillon de son travail lors d’une de ces séances de discussion. C’est pour m’acquitter de cette obligation que j’ai rédigé mon essai sur l’art de dire des conneries. Lorsque j’ai présenté mon texte, mes collègues l’ont considéré (conformément à mon attente) comme un travail sérieux d’analyse philosophique et sociale. Personne n’a semblé y voir une entreprise frivole ou humoristique. La seule réaction explicite dont je me souvienne est celle d’un fellow (physicien de son état) particulièrement sensible au fait que le corps professoral de Yale comptait alors dans ses rangs Jacques Derrida et plusieurs autres têtes de file du postmodernisme. Le fait que mon essai ait été écrit à Yale lui semblait fort approprié car, selon ses propres mots, « Yale, après tout, <cycle> – T<Tome> – <titre> 6/35 est la capitale mondiale du baratin ». Certains passages situés à la fin du texte font référence aux idées postmodernes, mais je n’ai jamais eu l’intention d’attaquer le postmodernisme en particulier. Je me suis simplement efforcé de comprendre ce que je voulais dire chaque fois que je manifestais mon opposition ou mon dédain à l’égard de quelque chose en le qualifiant de « conneries » – une réaction irréfléchie dont j’étais assez coutumier. J’étais donc mû par le désir philosophique classique, qui remonte au moins aux dialogues platoniciens, de clarifier certains concepts auxquels on a souvent recours pour décrire le comportement humain. Cet essai a été publié pour la première fois en 1986 dans la revue littéraire Raritan, sous une forme identique à celle de la présente édition. Au cours des années, il est parvenu sur plusieurs sites Internet (sans que j’y sois pour rien) et a suscité bon nombre de commentaires favorables. Cet accueil a incité Ian Malcolm, mon éditeur chez Princeton University Press, à me suggérer d’en faire un petit volume. Lorsque je lui ai objecté que le texte était trop court, il m’a répondu : « On peut jouer sur les marges, sur les polices de caractères et sur la taille des pages. » Son intuition selon laquelle un tel livre pouvait trouver un public significatif s’est avérée extraordinairement prophétique. Quoi qu’il en soit, le voici entre vos mains. Harry G. Frankfurt, août 2005. <cycle> – T<Tome> – <titre> 7/35 DE L’ART DE DIRE DES CONNERIES L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin. Chacun d’entre nous en est conscient – et y a sa part de responsabilité. Mais nous avons tendance à considérer cette situation comme naturelle. La plupart des gens ont confiance dans leur aptitude à repérer le baratin et à éviter d’en être dupes. Aussi ce phénomène soulève-t-il fort peu d’inquiétudes et n’a-t-il guère suscité d’études approfondies. Dès lors nous avons du mal à appréhender clairement ce qu’est le baratin, pourquoi il est aussi répandu et quelles fonctions il remplit. Il nous manque également une approche consciente de ce qu’il signifie pour nous. En d’autres termes, nous ne disposons d’aucune théorie. Je me propose donc d’engager un travail d’explication théorique du baratin, en suivant avant tout les démarches exploratoires de l’analyse philosophique. Je laisserai de côté les us et les abus rhétoriques du baratin. Mon objectif se résume à ébaucher une définition <cycle> – T<Tome> – <titre> 8/35 du baratin et à montrer en quoi il diffère de certaines notions voisines – autrement dit à décrire plus ou moins sommairement ses structures conceptuelles. Toute tentative visant à déterminer logiquement les conditions nécessaires et suffisantes à l’émergence du baratin est vouée à un certain arbitraire. D’abord, les mots baratin et conneries sont souvent employés de manière peu rigoureuse – comme des termes insultants et dénués de signification précise. Ensuite, le phénomène revêt de telles proportions que toute analyse tranchante et perspicace risque de mutiler ce concept à la manière de Procuste. Il doit néanmoins être possible de dire certaines choses, sinon décisives, du moins utiles. Après tout, personne n’a encore essayé de poser les questions les plus élémentaires relatives au baratin, et a fortiori d’y répondre. Pour autant que je sache, le sujet n’a inspiré qu’un très petit nombre de travaux. Je n’ai pas cherché à établir de bibliographie, faute d’abord de savoir comment m’y prendre. Bien entendu, les dictionnaires possèdent une entrée pour le mot « conneries », et ils détaillent certaines acceptions variées et pertinentes du mot « con » et de ses dérivés. Je reviendrai le moment venu sur certaines de ces définitions. Autre source précieuse : l’essai qui donne son titre à The Prevalence of Humbug (Prédominance de la fumisterie) de Max Black1. Je me demande jusqu’à quel point les mots fumisterie et conneries se recoupent. Bien sûr, ils ne sont pas interchangeables à volonté ; il est évident qu’on les utilise dans des contextes différents. Mais ces différences me semblent ressortir davantage au degré de politesse et à d’autres paramètres rhétoriques qu’à ce qui m’intéresse le plus, à savoir leur sens littéral. Il est plus courtois, et plus mesuré, de s’écrier : « Quelle <cycle> – T<Tome> – <titre> 9/35 fumisterie ! » plutôt que : « C’est des conneries ! » Dans le cadre de ce travail, je partirai du principe que les deux mots sont très voisins. Black propose toute une série de synonymes de fumisterie : charlatanisme, blague, bêtise, balivernes, boniment, foutaise, blablabla, sornettes. Cette liste d’équivalents plus ou moins pittoresques n’apporte pas grand-chose. Mais Black tente aussi d’établir plus directement la nature de la fumisterie et propose la définition suivante : FUMISTERIE : représentation déformée, trompeuse, presque mensongère, de ses pensées, de ses sentiments ou de son comportement, en général par le biais de termes prétentieux ou d’attitudes ostentatoires2. On pourrait reprendre une formulation très similaire pour énoncer les caractéristiques essentielles du baratin. En guise de préliminaire à une approche personnelle de ces caractéristiques, je vais maintenant commenter les diverses composantes de la définition de Black. Représentation déformée, trompeuse : cela sonne comme un pléonasme. Black considère sans aucun doute la fumisterie comme un acte destiné à tromper, et il exclut toute possibilité qu’elle puisse induire en erreur par inadvertance. Autrement dit, il s’agit d’une représentation délibérément déformée. Si les nécessités conceptuelles nous amènent à envisager l’intention de tromper comme un trait permanent de la fumisterie, il faut en déduire que la notion même de fumisterie dépend au moins en partie de l’état d’esprit de son auteur. La notion de fumisterie n’est donc pas uniquement liée à son contenu. De ce point <cycle> – T<Tome> – <titre> 10/35 de vue, la notion de fumisterie est similaire à la notion de mensonge, laquelle ne se confond pas seulement avec le caractère erroné de l’affirmation prononcée par le menteur, mais exige que ce dernier l’ait formulée dans un certain état d’esprit – à savoir dans le but de tromper. Il reste à déterminer si des traits essentiels de la fumisterie ou du mensonge peuvent être indépendants des intentions ou des convictions de leur auteur, ou bien si au contraire n’importe quelle déclaration – pour peu que celui qui la fait se trouve dans un certain état d’esprit – peut véhiculer une fumisterie ou un mensonge. Quelques définitions du mensonge impliquent la formulation d’une contre-vérité ; pour d’autres, un individu peut mentir même si ce qu’il dit est vrai, du moment qu’il est persuadé que c’est faux et qu’il est mû par l’intention de tromper. Qu’en est-il alors de la fumisterie et du baratin ? N’importe quelle déclaration mérite-t-elle d’être qualifiée de fumisterie ou de baratin pour peu que son auteur soit dans l’état d’esprit de tromper, ou bien cette déclaration doit-elle aussi présenter certaines caractéristiques particulières ? Presque mensongère : cette précision implique que la fumisterie possède quelques traits caractéristiques uploads/Litterature/ de-l-art-de-dire-des-conneries-hg-frankfurt-pdf 1 .pdf

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