44 - US MAGAZINE - Supplément au n o 703 du 22 décembre 2010 Le psycho-linguist
44 - US MAGAZINE - Supplément au n o 703 du 22 décembre 2010 Le psycho-linguiste Daniel Gaonac’h répond aux questions de Thérèse Jamet-Madec “Apprendre une langue à l’école n’a rien de naturel” Daniel Gaonac’h est professeur émérite à l’université de Poitiers. Il travaille au Centre de Recherches sur la Cognition et l’Apprentissage (CeRCA - CNRS UMR 6234). Ses recherches portent sur les thèmes de la mémoire, la mémoire de travail et l’apprentissage des langues. Dans ses ouvrages et notamment dans L’apprentissage d’une langue étrangère : le point de vue de la psycholinguistique, il aborde nombre de questions que se posent les collègues de langues vivantes mais aussi tous les citoyens, notamment sur le bilinguisme, l’apprentissage précoce à l’école, l’approche communicative. Il bat ainsi en brèche un certain nombre de préjugés. ENTRETIEN L’US Magazine : Apprendre une langue vivante à l’école ou en situation naturelle, quelles différences ? Daniel Gaonac’h : Il faut veiller à ne pas entretenir une illusion tenace : avancer l’âge du début d’apprentissage d’une langue vivante ne crée pas automatiquement les conditions d’un apprentissage plus efficace. On se réfère souvent, pour argumenter l’utilité d’un apprentissage précoce, aux performances des enfants qui, plongés très précocement dans le bain linguistique de deux langues (souvent celles des parents) acquièrent ces deux langues aisément, efficacement, et sans confusion : les situations de bilinguisme. L’apprentissage scolaire n’a pas grand-chose à voir avec ces situations : l’âge du début d’apprentissage est plus tardif (7 ou 8 ans, c’est déjà « tard » !) ; les périodes d’exposition à la langue seconde sont très réduites ; les situations d’apprentissage sont construites. Apprendre une langue à l’école n’a donc rien de « naturel », au sens où la langue maternelle est apprise, le plus souvent, « naturellement », c’est-à-dire sans effort particulier, et sans d’ailleurs que les situations dans lesquelles on l’apprend aient principalement pour objectif l’apprentissage de la langue (on parle d’apprentissage implicite). L’US Magazine : Qu’en est-il d’un apprentissage précoce à l’école ? D. G. : Ceci ne signifie pas qu’on ne puisse pas profiter d’un apprentissage avancées est que le système phonologique et prosodique du français est particulièrement pauvre : étroitesse des fréquences sonores utilisées, prosodie très « plate ». Ce n’est pas faux, même si ce n’est certainement pas la seule explication des difficultés d’apprentissage constatées dans notre pays. Mais ce constat devrait conduire à tabler essentiellement, dans l’enseignement élémentaire, sur un entraînement intensif de l’oral, et d’abord sur l’écoute de la langue orale, à partir d’énoncés judicieusement choisis. L’exemple de l’anglais est de ce point de vue caractéristique : entre autres difficultés (l’anglais est vraiment une langue difficile !), on devrait profiter de l’école élémentaire pour habituer l’oreille à la « musique » de l’anglais (l’accent tonique), ou encore, pour ne prendre qu’un exemple, à la distinction – très mal perçue par les francophones – entre voyelles longues et voyelles brèves. Ces prérequis, qui « bloquent » souvent non seulement les apprentissages lexicaux et syntaxiques, mais surtout leur utilisation dans la langue parlée, devraient être en quelque sorte « déblayés » avant tout apprentissage raisonné de la langue. L’US Magazine : L’approche communicative est-elle la plus pertinente ? D. G. : On peut se demander, au regard de tels objectifs, si la référence à « l’approche communicative » (ou à son dérivé « actionnel ») peut constituer un cadre pédagogique adéquat. Que « précoce » (tel qu’il est préconisé actuellement dans le système scolaire français) pour asseoir des acquisitions en se fondant sur des capacités qui sont encore disponibles sans doute jusqu’au début de l’adolescence. On pense notamment aux capacités d’écoute de sons que la pratique unique de la langue maternelle finit par éteindre. On dit parfois que les Français sont peu doués pour les langues, et une des hypothèses Avancer l’âge du début d’apprentissage d’une langue vivante ne crée pas automatiquement les conditions d’un apprentissage plus efficace © DR l’apprentissage d’une LV doive viser des compétences de communication, cela ne pose évidemment aucun problème. Par contre, que cet apprentissage passe essentiellement par des situations de communication, ce qui constitue aussi un postulat (par toujours explicite) de l’approche communicative, ne va pas de soi. La durée d’exposition à la langue est certes, on le sait, un déterminant majeur des apprentissages, mais cette seule exposition ne peut suffire, sauf à être massive et, nous l’avons vu, mise en œuvre en situation naturelle de communication. À défaut, encore faut-il que cette exposition conduise de manière systématique à des acquisitions, soit implicites (les énoncés auxquels les élèves sont exposés sont choisis pour mettre en relief tel ou tel aspect de la langue, phonologique, lexical, morpho- syntaxique), soit explicites (travail systématique et raisonné sur ces aspects). Dans les deux cas, le fondement premier des acquisitions est la mémorisation, donc la répétition ! Il est vrai que tous les élèves ne sont sans doute pas égaux face à l’apprentissage d’une LV : on sait d’ailleurs qu’il existe des liens entre la maîtrise de la langue maternelle écrite (certaines difficultés de lecture) et l’acquisition d’une langue seconde. Ce qui veut dire aussi que certains élèves doivent pouvoir bénéficier d’apprentissages implicites (par la seule exposition et à travers des interactions en situation simulée), alors que d’autres vont devoir passer par des apprentissages beaucoup plus systématiques. Les pratiques pédagogiques doivent pouvoir s’adapter à tous, et en particulier aux élèves les plus fragiles. L’US Magazine : L’enseignement à parité horaire comme celui pratiqué en langues régionales dans l’enseignement public est-il positif ? D. G. : Pour revenir à la distinction entre situations naturelles et situations scolaires, il existe une situation scolaire qui se rapproche des situations naturelles d’acquisition d’une langue seconde : ce sont les méthodes d’immersion, qui consistent à enseigner une partie des matières scolaires (l’histoire, les mathématiques...) dans une autre langue que la langue maternelle. L’avantage est alors d’une part d’augmenter considérablement la durée d’exposition à la langue cible, et d’autre part de créer immédiatement une situation dans laquelle cette langue-cible ne constitue plus un objet d’apprentissage, mais un outil d’apprentissage, autrement dit de créer une réelle situation de communication ! Cette méthode nécessite bien sûr d’avoir recours à des enseignants formés, ce qui semble constituer un objectif totalement irréel dans cette période de disette en matière de formation des maîtres... Mais sans aller jusqu’à mettre en œuvre de manière étendue des pratiques d’immersion, la compétence en langues (notamment si l’on veut favoriser la langue orale à l’école) constitue bien un enjeu majeur de la formation des maîtres. ■ Que l’apprentissage d’une langue vivante passe essentiellement par des situations de communication ne va pas de soi Supplément au n o 703 du 22 décembre 2010 - US MAGAZINE - 45 BIBLIOGRAPHIE • D. Gaonac’h (2006). L’apprentissage précoce d’une langue étrangère : le point de vue de la psycholinguistique. Paris : Hachette (collection Profession enseignant). • D. Gaonac’h & M. Fayol (Eds) (2003). Aider les élèves à comprendre : du texte au multimédia. Paris : Hachette (collection Profession enseignant). • F. Cordier & D. Gaonac’h (2010). Apprentissage et mémoire. Paris : Armand Colin (collection 128). Pages réalisées par Thérèse Jamet-Madec et Marc Rollin DES CHOIX QUI COMPLIQUENT LE MÉTIER Depuis 2005, les professeurs de langues doivent mettre en œuvre le cadre européen de référence (CECRL) et donc travailler avec les élèves les cinq compétences qui recouvrent les compétences orales et écrites. Les IPR ont fait pression sur les collègues non seulement pour cette mise en œuvre – ce qui est normal – mais aussi pour qu’ils adoptent les groupes de compétence alors que ceux-ci ne sont pas obligatoires (cf. code de l’éducation). Parallèlement, l’inspection générale campe sur la néces- sité de respecter les programmes qui ont été réécrits en adoptant la logique des compétences mais en tenant bon sur les savoirs, le lien entre langue et culture, le développement de l’esprit critique, l’ouverture à l’autre. Personnellement, j’essaie de concilier ces deux logiques dans mes cours en travaillant les thèmes préconisés par les programmes tout en faisant travailler les compétences du CECRL car je ne peux renoncer à ce qui me semble indispensable : préparer mes élèves à une bonne maîtrise de la langue mais aussi les préparer à être des citoyens culti- vés, ouverts et ayant l’esprit critique. Je sais que ce choix n’est pas évi- dent – voire impossible – pour des collègues confrontés aux groupes de compétences car ceux-ci entraînent une juxtaposition de compétences et compliquent voire empêchent le nécessaire travail de synthèse. Quant aux jeunes collègues, ils font ce qu’ils peuvent avec des injonc- tions contradictoires. Ce n’est d’ailleurs plus un choix réservé aux seuls professeurs de langues. Tous les collègues de collège doivent se colle- ter avec ces injonctions et faire des choix difficiles depuis l’adoption du socle commun et du livret de compétences. Que faut-il privilégier : les savoirs ? les compétences ? lier les deux mais comment ? La formation des collègues, qu’elle soit initiale ou continue est carente et chaque col- lègue doit se débrouiller comme il peut. Une école uploads/Management/ apprendre-une-langue-a-l-x27-ecole-n-x27-a-rien-de-naturel 1 .pdf
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- Publié le Mar 01, 2021
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- Langue French
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