Tamar Liebes, Elihu Katz Hebrew University of Jerusalem SIX INTERPRÉTATIONS DE

Tamar Liebes, Elihu Katz Hebrew University of Jerusalem SIX INTERPRÉTATIONS DE LA SÉRIE « DALLAS »* Traduit de l'anglais par Eric Maigret, et Daniel Dayan Le statut du spectateur se voit régulièrement revalorisé au fur et à mesure que se développe la recherche en communication. Au départ, les deux principales écoles de recherche — l'école dite dominante, et l'école critique — offrent le portrait d'un spectateur passif, vulnérable aux sollicitations du commerce et de l'idéologie. Peu à peu, le spectateur — mais aussi le lecteur et l'auditeur — se sont vus accorder davantage de pouvoir. Avec l'essor des études de gratification, le spectateur devient moins isolé, plus sélectif et plus actif : il est désormais capable de procéder à des choix en fonction des satisfactions recherchées1. Les néo-marxistes, quant à eux, ont récemment admis que l'on peut résister aux médias — autrement dit, que leur influence peut être filtrée — qu'il ne s'agit pas seulement d'une soumission passive aux effets de l'hégémonie. Le concept de décodage conscient se substitue alors à la notion d'une utilisation instrumentale, implicite dans la théorie des gratifications2. Il semble que la théorie littéraire récente ait suivi la même voie et qu'elle ait abandonné l'idée selon laquelle les lecteurs seraient uniformément façonnés par le texte, préférant les considérer comme des membres de comunautés interprétatives engagées dans une « négociation » active avec le texte, d'un point de vue à la fois esthétique et idéologique (Fisch, 1980 ; Radway, 1984). Bien que le lecteur tel que le voient les gratificationnistes semble investi d'un pouvoir immense puisqu'il est libre de modeler le texte à sa guise — une liberté qui va jusquà abolir le texte — il n'en demeure pas moins déterminé par ses besoins, besoins qui eux-mêmes (d'après les tenants de l'école critique) peuvent très bien être déterminés par les médias (Elliott, 1974). HERMÈS 11-12, 1992 125 Tamar Liebes, Elihu Katz Bref, le lecteur/auditeur/spectateur des recherches en communication s'est vu accorder une capacité critique. La stupidité des programmes n'entraine peut-être pas nécessairement celle des spectateurs. Les recettes et les formules de la culture populaire n'excluent pas des potentialités créatives tant chez les réalisateurs que chez les lecteurs (Eco, 1985). Les témoignages empiriques sur cette capacité critique sont encore peu nombreux (Neuman, 1982 ; Himmelweit, Swift et Jaeger, 1983). A ce stade, on peut seulement dire que de plus en plus de spécialistes s'accordent sur la définition opérationnelle du terme « critique », qui coïncide selon eux avec la capacité de parler des programmes en termes d'« art », ou de construction, c'est-à-dire de reconnaître ou de définir les genres, les formules, les conventions, les schémas narratifs, etc., dont ils relèvent. On peut aussi parler de capacité critique à propos de spectateurs capables de percevoir dans une fiction narrative un « thème », un « message », ou même un « sujet », d'identifier par exemple le thèse de la « mobilité verticale » (Thomas et Callahan, 1982). Une telle caractérisation manifeste une capacité critique, surtout si elle s'exprime sous une forme plus complexe, du genre : « on dit dans le programme que la mobilité est possible parce que c'est ce que les réalisateurs ont été payés pour dire. ». Nous qualifierons aussi de « critiques » les spectateurs qui, dans leurs propres réactions au programme, se servent consciemment de critères analytiques, tels que « plans », « scénarios », « structures », « rôles », et d'autres concepts relatifs à la nature du programme et à celle de leur intérêt. Deux de ces catégories concernent la manière dont le spectateur perçoit le texte en tant que construction, que ce soit dans son aspect sémantique — thèmes, messages, etc — ou dans son aspect syntaxique — genre, formules, etc. La troisième catégorie concerne la manière dont le spectateur perçoit la transformation que son moi cognitif, affectif et social fait subir au programme : nous appellerons « pragmatique » cette troisième forme de critique. Nous avons tenté d'identifier ces trois catégories de jugements critiques dans les réactions des spectateurs au feuilleton de télévision Dallas. Nos données se composent de quelques soixante-cinq discussions d'un épisode de Dallas par des groupes-témoins composés chacun de trois couples mariés, amis ou voisins, de même origine ethnique représentant six communautés. Quatre de ces communautés sont israéliennes — des Arabes, des Juifs récemment immigrés de Russie, des Juifs marocains, et des membres d'un kibboutz de la deuxième génération ; une cinquième communauté se compose d'Américains de la deuxième génération vivant à Los Angeles ; la sixième, de Japonais de Tokyo, où Dallas a connu un échec retentissant3. On a formé les groupes israéliens — une dizaine de groupes dans chacune des quatre communautés — en priant un couple d'inviter deux autres couples d'amis intimes à visionner en groupe un épisode de Dallas au moment de sa diffusion à la télévision israélienne. Le feuilleton est sous-titré à la fois en hébreu et en arabe et diffusé avec sa bande-son originale anglaise. Un enquêteur et un assistant technique se joignent au groupe pour prendre des notes sur l'interaction pendant la diffusion, et pour mener (et enregistrer) la discussion d'environ une heure qui suit l'émission. Les interviews ont été organisées sur une période de quatre épisodes 126 Six interprétations de la série « Dallas » hebdomadaires ; dix à douze groupes, appartenant à chaque communauté, ont vu un des épisodes. Les dix groupes américains sont recrutés et interviewés de la même façon, mais ils visionnent sur cassette les enregistrements des épisodes que les Israéliens ont reçus directement. Le Dallas américain étant en avance de deux saisons sur le Dallas israélien, nous avons choisi de montrer les mêmes épisodes aux Américains, bien que beaucoup d'entre eux les aient déjà vus. Tout est mis en œuvre pour que chaque groupe soit ethniquement homogène, et on y parvient sans difficulté, grâce aux caractères culturels qui déterminent les zones de résidence et les réseaux d'amitié ; grâce aussi au choix d'une langue commune au groupe où est menée la discussion. Ainsi, les Russes et les Arabes sont-ils interviewés dans leur langue maternelle tandis que les Marocains et les membres du kibboutz le sont en hébreu. Un même effort d'homogénéi- sation concerne l'âge et les études secondaires des participants puisque l'enquête vise à comparer des différences culturelles. Toutefois, cet objectif se révèle plus difficile à atteindre, à cause des variations réelles du niveau d'instruction entre les groupes. Pour cette raison, nous avons complété notre étude de contrôles statistiques sommaires dans le but de nous assurer que les différences que nous attribuons à l'appartenance ethnique ne s'expliquent pas en fait par le niveau d'études. Les Japonais se trouvent dans une situation entièrement différente, Dallas n'ayant survécu que quelques mois sur une des chaînes de télévisions privées japonaises. Ainsi, dans le groupe-témoin presque personne ne l'a vu. Montrer des épisodes que les autres groupes ont vu n'a pour ainsi dire pas de sens ; l'étude a donc porté sur le tout premier épisode du feuilleton, doublé pour la diffusion en japonais. Il convient de remarquer que chaque groupe ethnique se sert du programme de manière d'abord « referentielle » — c'est-à-dire en le rapportant à la vie réelle. C'est ensuite qu'inter- vient une approche « critique », ou, dans le vocabulaire de Jakobson, « métalinguistique » (Jakobson, 1980). Dans l'ensemble, les énoncés « référentiels » dépassent en nombre les énoncés « critiques » dans une proportion de plus de trois à un. Toutefois, les communautés ethniques varient considérablement à cet égard. A peu près 30 % des résumés émanant des groupes occidentaux — Russes, Américains et membres du kibboutz — sont « critiques » pour seulement 10 % chez les Arabes et les Marocains. Cette différence se maintient si l'on tient compte des différences de niveau d'études ; en effet, parmi ceux qui ont fait le moins d'études, les seuls énoncés métalinguistiques émanent des groupes plus occidentaux (Liebes et Katz, 1986). De tous, ce sont les spectateurs japonais qui proposent proportionnellement le plus d'énoncés critiques. Si la plupart des énoncés « référentiels » révèlent une charge affective, on peut penser que la plupart des énoncés critiques sont « détachés ». Mais de même que l'on trouve des formes détachées de participation dans le cadre référentiel (des réactions amusées à la réalité du programme, par exemple), on trouve aussi des formes intenses ou passionnées de participation dans le cadre critique. Comme nous le verrons, ces réactions « à chaud » sont concentrées dans le domaine sémantique. 127 Tamar Liebes, Elihu Katz Utilisant une seconde méthode de codification, nous avons essayé de vérifier la répartition des types d'énoncé en analysant des réponses à une question plus précise, à savoir : « Pourquoi fait-on (dans « Dallas ») tant d'histoires à propos des bébés ? »4. Certains participants répondent que le programme donne la vedette aux bébés, « parce que les dynasties ont besoin d'héritiers » — un énoncé que nous avons codé comme étant « référentiel ». D'autres nous disent que les bébés sont utiles aux uploads/Management/ elihu-katz-sxi-interpretations-de-la-serie-dallas.pdf

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  • Publié le Aoû 05, 2022
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