Injonctions paradoxales : concilier transformation numérique et considérations
Injonctions paradoxales : concilier transformation numérique et considérations environnementales A. Fekih1 (UMR 5600, EVS), J. De Benedittis2 (Coactis, EA4161), S. Berger-Douce2 (Coactis, EA4161), N. Gondran1 (UMR 5600, EVS) 1. Mines Saint-Etienne, Univ Lyon, CNRS, Univ Jean Monnet, Univ Lumière Lyon 2, Univ Lyon 3 Jean Moulin, ENS Lyon, ENTPE, ENSA Lyon, UMR 5600 EVS, Institut Henri Fayol, F - 42023 Saint-Etienne France 2. Mines Saint-Etienne, Institut Mines-Télécom, Coactis (EA 4161) France Résumé : Une démarche de transformation numérique dans les organisations ne peut plus échapper aujourd’hui à la prise en considération des conséquences environnementales que les Technologies de l’Information et de la Communication engendrent. Néanmoins, cet enjeu de transformation numérique conduit à interroger les tensions pouvant émerger entre des injonctions environnementales et économiques qui peuvent être envisagées comme paradoxales. Ainsi, à travers l’approche des paradoxes, ainsi que le cadre théorique « Technologie, Organisation, Environnement » (T.O.E.), notre recherche vise à comprendre comment une organisation cherche à concilier les objectifs environnementaux affichés par l’entreprise avec sa stratégie de transformation numérique qui lui permettrait d’être plus performante économiquement. Dans cette perspective, notre démarche exploratoire se fonde sur l’investigation empirique d’une entreprise du secteur de l’environnement. Les résultats que nous présentons mettent en avant l’existence de différents types de paradoxes dans les trois dimensions du cadre TOE. Cette recherche contribue à une meilleure compréhension des résistances avec lesquelles les entreprises doivent composer pour répondre aux enjeux de la durabilité de leur système d’information et donne un éclairage sur les paradoxes relatifs à la prise de décision entre enjeux environnementaux. Mots clés : Green IT, Modèle TOE, Paradoxes, Sobriété numérique, Transformation numérique. 2 1. Introduction Le changement climatique présente des risques et soulève des enjeux inédits pour la société (IPCC, 2019), mais les transitions mises en place pour lui faire face peuvent également être source d’opportunités pour certaines organisations (Melville, 2010). Pour les saisir, elles doivent développer de nouvelles stratégies qui s’appuient sur des innovations de produits, de services, ou encore processuelles et managériales (OCDE, 2018). L’une des stratégies plébiscitées relève de la transformation numérique. La firme investit et adopte des technologies numériques pour accroître ses capacités numériques, adapter son modèle d’affaires et améliorer ses performances sur le marché (Neirotti & Raguseo, 2017). Ce faisant, la majorité des entreprises envisage cette transformation numérique à travers une approche des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) alors considérées comme une solution aux problèmes économiques avec des bénéfices (notamment) écologiques espérés conséquents. Or, des auteurs comme Flipo et al. (2016 : 37) mettent en garde contre l’idée selon laquelle la dématérialisation va permettre de répondre aux difficultés sociétales actuelles (environnement, cohésion sociale, inégalité, etc.). Cette idée s’appuie « sur des scénarios de nature ingénieriale reposant sur des hypothèses sociales, économiques et politiques qui ne sont pas problématisées » (ibid.) et ne tient pas compte notamment des externalités environnementales négatives générées par le numérique (par exemple l’effet rebond1) (Coroamă & Pargman, 2020; Gossart, 2008; Pouri, 2021). Pour autant, le contexte sanitaire actuel a démontré le rôle fondamental qu’occupent les TIC pour la poursuite des activités de la société (économiques, pédagogiques, juridiques, etc.) occasionnant une croissance exponentielle de leur usage qui n’est toutefois pas sans conséquence sur l’environnement (Bohas & Poussing, 2016; Chuang & Huang, 2018; Pitt et al., 2011). En effet, le bilan carbone du secteur numérique est aujourd’hui évalué à « 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et la forte augmentation des usages laisse présager un doublement de cette empreinte carbone d’ici 2025 » (ADEME, 2019: 4). Cet accroissement des émissions de GES du secteur du numérique a doublé lors de la dernière décennie, record qu’aucun autre secteur n’a égalé (Pitron, 2021). Cela s’explique par la démocratisation de l’usage d’internet qui conduit mécaniquement à échanger davantage de contenus dont les caractéristiques sont de plus en plus élaborées (notamment en s’appuyant sur l’Intelligence Artificielle) et invitant les utilisateurs à renouveler plus régulièrement leurs terminaux pour avoir accès à ces contenus (Flipo, 2020). Paradoxalement, ce sont bien les équipements physiques (terminaux utilisateurs, réseaux, centres informatiques) qui contribuent massivement aux émissions de GES d’un secteur pourtant fortement considéré comme entièrement dématérialisé. De leur côté, les usages numériques transforment les secteurs conduisant à des conséquences écologiques tant positives que négatives. Les effets positifs du numérique sont liés à l’effet de substitution (exemple : remplacement du papier) et à l’effet d’optimisation (outils à visée écologique) (Hilty & Aebischer, 2015). Cependant, ces derniers peuvent souvent induire des effets indirects( effet rebond), qui peuvent réduire voire inverser son impact positif (Coroamă & Mattern, 2019). Ces impacts controversés du numérique ont fait émerger deux approches : le Green IT qui s’intéresse aux impacts écologiques du 1 L’effet rebond est une illustration du paradoxe de Jevons. Ce paradoxe implique que l'introduction de technologies plus efficaces en matière d'énergie peut, dans l'agrégat, augmenter la consommation totale de l'énergie (Alcott, 2005). 3 numérique en lui-même, et l’approche IT for Green qui désigne une application du numérique à visée écologique (Olawumi & Chan, 2022; Hilty & Aebischer, 2015; Murugesan, 2008). L’objectif de notre article est d’identifier les résistances avec lesquelles les entreprises doivent composer pour répondre aux enjeux de la durabilité de leur système d’information et les paradoxes relatifs à la prise de décision entre enjeux environnementaux. La perspective adoptée permet de mettre en évidence les tensions existantes dans les organisations entre l’utilisation de plus en plus massive des TIC, et les contraintes environnementales à respecter d’autre part. Nous nous appuyons sur l’étude de cas d’une entreprise du secteur de l’environnement qui déploie actuellement sa nouvelle stratégie numérique. Pour répondre à l’objectif de notre étude, nous combinerons deux approches théoriques dont la théorie des paradoxes. Cette approche est originale dans le domaine puisque peu de recherches sur le Green IT l’ont adopté (Ait-Daoud, 2012; Bose & Luo, 2013; Hilty & Aebischer, 2015; Molla & Abareshi, 2012; Nedbal et al., 2011; Thilakarathne et al., 2022). D’autres recherches se sont intéressées aux différentes tensions qui peuvent apparaître au cours du processus de transformation numérique en mobilisant l’approche des paradoxes sans faire le lien avec les aspects écologiques (Juteau, 2019). La seconde approche conceptuelle retenue est le modèle « Technologie, Organisation, Environnement » (T.O.E.). Il permet de comprendre les facteurs facilitant l’adoption d’une technologie par l’organisation selon les trois dimensions contenues dans son appellation. En particulier, la dimension « Environnement », entendu jusqu’à présent dans les recherches en management des SI au sens de l’environnement externe de l’entreprise (parties prenantes, associations, syndicats, État, etc.) commence seulement à être étendue au sens écologique (Oliveira et al., 2019). L’articulation de ces deux cadres théoriques doit permettre de répondre aux questions de recherche suivantes : -Sur le plan stratégique, quels sont les paradoxes relatifs à la prise de décision entre enjeux environnementaux et transformation numérique ? -Sur le plan organisationnel, quels sont les mécanismes de résistances qui aparaissent lors du processus de transformation numérique et qui influencent la mise en œuvre du green IT? Quelles sont les facteurs qui accentuent l’apparition de ces résistances ? 2. Revue de littérature 2.1. Comprendre l’adoption de technologies vertes par le modèle T.O.E. Le cadre théorique T.O.E. met en évidence que les entreprises prennent des décisions relatives à l’adoption de TIC (Bose & Luo, 2011; Chong & Olesen, 2017; Deng et al., 2015) en s’appuyant sur trois dimensions (Baker, 2012) : le contexte technologique, le contexte organisationnel et la dimension environnementale. Si les motivations à l’adoption de pratiques Green IT sont relativement similaires à d’autres types d’innovation, Chong & Olesen, (2017) soulignent toutefois que leur coût d’entrée est toutefois supérieur. Ils l’expliquent notamment par l’atteinte d’un seuil de rentabilité qui doit se faire en développant de nouvelles compétences organisationnelles et en transformant les processus d’affaires. Le contexte technologique vise à analyser les caractéristiques des TIC internes et celles disponibles et pertinentes en externe. En s’intéressant à cet élément, l’entreprise va pouvoir identifier des opportunités technologiques innovantes visant à faire évoluer ou adapter ses pratiques existantes pour être plus performante. Le contexte technologique est composé d’antécédents qui influencent l'adoption de la technologie. Les recherches antérieures portant 4 sur l’adoption de TIC ont identifiés la compatibilité, la complexité et l’avantage relatif comme des facteurs expliquant les raisons pour lesquelles la technologie serait (ou non) intégrée au SI de l’organisation (Agarwal & Prasa, 1998; Armstrong & Vallabh, 1999; Baker, 2012; Lei & Ngai, 2012). La compatibilité fait référence à la mesure selon laquelle une innovation est compatible avec les processus, les pratiques et les systèmes de valeurs existants au sein de l’organisation. Nedbal et al. (2011) montrent qu’un degré élevé de compatibilité technique avec les systèmes existants de l’organisation (tant matériel que logiciel) influence positivement la mise en œuvre de pratiques Green IT. Par conséquent, cet antécédent est considéré comme une condition nécessaire (Zhang et al., 2020) si la technologie nécessite des ressources non disponibles ou entraîne des changements incompatibles avec la stratégie de l’organisation, alors l’adoption sera extrêment difficile. La complexité fait référence à la capacité des utilisateurs à comprendre ou à utiliser la technologie. uploads/Management/ fekih.pdf
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- Publié le Dec 18, 2022
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