Décadrages. Cinéma, à travers champs 26-27 Printemps 2014 Parution semestrielle
Décadrages. Cinéma, à travers champs 26-27 Printemps 2014 Parution semestrielle Dossier": Drones 66 Claus Gunti L’image automatisée entre drones et appropriation La formalisation et la difusion d’images produites par des moyens informatiques préludent à l’invasion d’« espaces » vi- suels forgés de toutes pièces et sans commune mesure avec les pouvoirs mimétiques du cinéma, de la photographie et de la télévision. Jonathan Crary, L’art de l’observateur 1 A L’ÈRE DE LA GÉNÉRALISATION DES TECHNOLOGIES numériques, la pro- duction d’images connaît une croissance hyperbolique, qui se traduit par la réalisation quotidienne d’une quantité astronomique de clichés 2. Un facteur qui joue un rôle important dans ce phénomène – et dont il sera principalement question dans cet article – découle de l’automatisa- tion croissante de la gestion des images grâce à des machines. Drones ou UAV3, satellites, caméras de surveillance 4, sondes spatiales ou dis- positifs de cartographie comme Google Maps et Google Street View sillonnent et capturent tout type d’espaces géographiques et physiques, enregistrant des images de villes, de l’environnement, de portions de l’univers ou encore du corps humain. Ces technologies s’inscrivent éga- lement dans la généralisation de la gestion automatisée des données pro- duites – analysées, transformées ou difusées grâce à des ordinateurs –, et dépassent donc largement le simple appareillage de capture. Une part significative de photographies ou d’images vidéo produites et visua- lisées aujourd’hui résulte donc de dispositifs représentant le monde sans le concours d’une quelconque intervention humaine. L’absence de photo graphe, l’automatisation de la prise de vue, mais aussi le traitement informatique et la difusion autonome de l’image, constituent donc les critères définitoires principaux du concept d’image automatisée, à tra- vers lequel nous aborderons ces développements a priori technolo- giques, mais dont les enjeux dépassent une simple histoire technique, ou même une histoire au sens strict de l’image. Corrélés à des méta- 1 Jonathan Crary, L’art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, pp. 19-20. 2 D’après ses propres chifres Face- book, première plateforme de difusion d’images, abritait en septembre 2013 plus de 250 milliards de photographies. Voir « A focus on efciency. A whitepaper from Facebook, Ericsson & Qualcomm », communiqué de presse du 16 septembre 2013. Disponible sur https:// fbcdn- dragon-a.akamaihd.net/ hphotos-ak- prn1/851575_520797877991079_3932 55490_n.pdf (dernière consultation le 30 octobre 2013). 3 Si le terme « drone » émerge d’un contexte militaire, il sera traité ici de manière générique, reprenant la défini- tion de son équivalent d’origine anglo- saxonne « UAV » (umanned aerial ve- hicule), également utilisé en français : véhicule aérien sans pilote. Il recouvre donc tout type d’appareils volants sans pilote télécommandés, autonomes ou semi-autonomes. 4 Dans la perspective d’une archéo- logie des médias, les dispositifs de vidéo-surveillance analogiques en cir- cuit fermé (CCTV pour closed circuit television), apparus au courant des an- nées 1960, mais se généralisant dans les années 1990, constituent très clairement un élément central dans la genèse de l’image automatisée. Ils se diférencient néanmoins de leur équivalent numé- rique, par le fait que les images produites ne sont ni enregistrées (ou efacées après peu de temps), ni traitées informati- quement, ni difusées dans des réseaux ouverts. 66 L’image automatisée 67 données non visuelles (géolocalisation, vitesse, température, accélé- ration, données EXIF 5, etc.) ou à des images suppléant au spectre de la lumière visible (infrarouge, ultra-violet, mesure laser, etc.), ces systèmes cartographient et enregistrent, analysant et systématisant toutes les in- formations disponibles ou mesurables par des capteurs, tout en se rap- prochant de plus en plus de modélisations, tant la codification du monde basée sur cette quantité exponentielle de données (photographiques et non photographiques) converge, au sein du dispositif informatique, avec son modèle mathématique. Cette imagerie « améliorée » par des métadonnées, sa circulation, son automatisation et surtout son impact sur la culture visuelle du spectateur semble constituer – au détriment de la dimension strictement photographique – le point nodal de ce « nou- veau » média, dont le croisement avec des technologies de « transport » (caméras mobiles, drones avec caméras, voitures-caméra, caméras-lu- nettes, internet, etc.) amplifie la mobilité, produisant un type d’images formellement inédites. Dans cet article introductif, il s’agira d’analyser cette production d’images non pas à travers leur usage primaire, leur nature apparem- ment désincarnée et mécanique, mais par le biais de leur appropriation et de leur interrogation par des artistes. Il conviendra donc d’évaluer ce qui, au sens strict, ne constitue plus une image automatisée : dès lors que celles-ci sont réutilisées, recyclées, un facteur humain intervient néces- sairement, engageant l’artiste, le spectateur et des références culturelles communes. Ce geste appropriatif – l’utilisation d’une photographie prise par un drone comme le recyclage d’images trouvées sur internet – permet de révéler les modalités de transmission et de connotation de cette imagerie, d’illustrer la manière dont l’humain intervient à divers niveaux dans son économie, et plus généralement de dessiner une car- tographie des ramifications multiples que ces dispositifs engendrent, autant dans leur expression politique qu’esthétique. Automatisation et technologies numériques L’automatisation de la prise de vue photographique (ou vidéographique), dont l’histoire connaît de nombreux précédents (pigeons photogra- phiques, avions furtifs, etc.), connaît un développement important à la fin des années 1990, parallèlement au développement des techno- logies numériques. De nombreux artistes ont abordé ces dispositifs, 5 « Exchangeable image file format » : données enregistrées par tout appareil photographique numérique, incluant par exemple les réglages de l’appareil (ouverture du diaphragme, temps d’ex- position, etc.), le modèle, l’heure et la date ou des données GPS, qui seront as- sociées au fichier image sans toutefois être visibles. Dossier": Drones 68 thématisant notamment les enjeux politiques ou éthiques de leur uti- lisation. En adoptant eux-mêmes ces technologies comme outils de capture ou en s’en appropriant les images, ils en interrogent les enjeux esthétiques et formels, ou leur régime scopique spécifique 6. L’apport de l’informatique y joue un rôle de plus en plus important. En 1999, un col- lectif d’artistes-ingénieurs, le Bureau of Inverse Technology (BIT), se sert d’un avion télécommandé afin de filmer des zones interdites de survol d’entreprises militaires (Lockheed), d’institutions fédérales (NASA) ou d’entreprises civiles (Apple, Sun Microsystems), « exposant les enjeux lé- gaux, sociaux et esthétiques de la vidéosurveillance » 7 (fig. 1). En retour- nant les caméras contre leurs créateurs, ces artistes opèrent en quelque sorte des contre-mesures pour interroger le rôle des industriels 8, préfi- gurant les capacités visuelles des drones, extension mobile de la vidéo- surveillance 9. Ces dispositifs posent donc dès le départ de nombreuses questions éthiques et politiques, tant dans leur expression militaire – les drones occupent surtout l’espace médiatique aujourd’hui à travers leur utilisation comme arme de guerre contre-insurrectionnelle par l’admi- nistration Obama 10 – que civile : Google Street View, par son omnipré- sence, est régulièrement confronté à l’ire des « utilisateurs » et des auto- rités publiques, lui reprochant d’empiéter sur la vie privée des personnes 6 Voir Martin Jay, « The Scopic Re- gimes of Modernity », dans Hal Foster (éd.), Vision and Visuality, Seattle, Bay Press, 1988, pp. 3-23. 7 Texte de présentation du programme vidéo « Beyond surveillance » (cura- teur Manu Luksch), Lighthouse, Brigh- ton, 28 avril 2010. Disponible sur www. ambientTV.net (dernière consultation le 6 février 2012). Traduction de l’auteur. 8 Voir Inke Arns, « Social technolo- gies, deconstruction, subversion and the utopia of democratic communi- cation », dans Dieter Daniels et Ru- dolf Frieling (éd.), Medien Kunst Netz 1 : Medienkunst im Überblick, Springer, Vienne/New York 2004. Disponible sur www.medienkunstnetz.de/themes/ over view_of_media_ar t/society/ scroll/ (dernière consultation le 6 no- vembre 2013). 9 Le site internet du collectif fournit par ailleurs plans et matériel pour ef- fectuer ces opérations soi-même. Voir www.bureauit.org/ (dernière consulta- tion le 18 mars 2014). 10 Voir à ce propos Grégoire Cha- mayou, La théorie du drone, Paris, La Fa- brique, 2013. 1/ Bureau of Inverse Technology (BIT), BIT Plane, 1999, capture d’écran L’image automatisée 69 photographiées 11. Mais si la dimension politique de ces technologies domine le débat et constitue clairement l’un de leurs enjeux principaux, traité par un nombre important d’artistes comme Harun Farocki, Trevor Paglen, Omer Fast ou James Bridle, leurs caractéristiques formelles et esthétiques, leurs usages et leur régime scopique spécifique appellent également à une analyse plus systématique des dispositifs eux-mêmes et de leur utilisation, en les inscrivant dans une histoire des dispositifs de vision. Le travail de Thomas Ruf, photographe allemand associé com- munément à une tradition documentaire allemande et utilisant depuis la fin des années 1990 des images trouvées sur internet, aborde le dispositif dans une perspective autoréflexive, interrogeant la circulation de l’image sur la toile et la culture visuelle spécifique qui semble résulter de sa consommation. Harun Farocki aborde quant à lui frontalement l’usage militaire de ces technologies. L’un et l’autre déploient une réflexion com- plexe sur ces dispositifs de vision et leur régime perceptif, sur le rôle épistémologique que les images qu’ils produisent incarnent. Mais ils représentent deux tendances bien distinctes : une position explicitement politisée et critique – le cinéaste allemand produit des films militants de- puis la uploads/Management/ gunti-limage-automatise-e-de-cadrages-26-27-2014-copie.pdf
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