Journal des africanistes Des chants pour les dieux. Analyse d'un vocabulaire co

Journal des africanistes Des chants pour les dieux. Analyse d'un vocabulaire codé (Tupuri, Tchad) Suzanne Ruelland Citer ce document / Cite this document : Ruelland Suzanne. Des chants pour les dieux. Analyse d'un vocabulaire codé (Tupuri, Tchad). In: Journal des africanistes, 1987, tome 57, fascicule 1-2. pp. 225-239; doi : https://doi.org/10.3406/jafr.1987.2172 https://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2172 Fichier pdf généré le 09/05/2018 Résumé Un exposé du sémantisme de la terminologie afférent à la parole tupuri, dont la langue, Adamawa Eastern, est parlée au Tchad et au Cameroun, sert de préambule à l'analyse d'un vocabulaire codé employé par des femmes dans leurs chants pour le dieu de la pluie. Ce dernier est situé parmi quelques autres divinités tupuri, le contenu de deux chants nous permettant d'en cerner le concept et les attributs spécifiques. Le vocabulaire des chants, fait d'emprunts, de métaphores, de grammaticalisation par démotivation de noms, s'apparente à une langue de type argotique superposée à une syntaxe proprement tupuri. Cette créativité lexicale à fonction poétique permet aux femmes adeptes du dieu de se démarquer socialement lors des fêtes, en constituant une élite à laquelle est dévolue la charge de parler au dieu dans sa « langue » secrète. Abstract A semantic approach to the terminology concerning speech in Tupuri, an Adamawa Eastern language spoken in Chad and Cameroon, serves as an introduction to the analysis of a codified vocabulary used by certain women in their songs to the rain god. The concept and attributes of this god, as given in two songs, are exposed and compared with those of other divinities. The vocabulary of these songs, based on loan words, metaphors, grammaticalization by unmotivation of nouns, works as an argot language but the syntax is that of common tupuri. This lexical creativity, which fulfills a poetic function, confirms the women adepts of the rain god in their role as an elite group estranged from the ordinary Tupuri speaker by bestowing upon them the power of conversing with their god in his secret « language ». SUZANNE RUELLAND Des chants pour des Dieux Analyse d'un vocabulaire codé Les chants dont nous analyserons ici le vocabulaire sont des chants religieux tupuri1. Ils ont été recueillis en 1978 au Tchad (village de Séré, sous- préfecture de Fianga)2. Chantés par des femmes, ils exaltent la divinité bâa3, terme polysémique qui désigne le dieu créateur mais aussi la pluie. A l'origine de notre enquête nous cherchions à enregistrer des exemples de la « langue des dieux »,jak soo dont l'existence nous avait été signalée par plusieurs informateurs. Mais la « cheftaine » de la congrégation des femmes adeptes du dieu de la pluie nous prévient : ?à wqa jàk be wqa.gë gà On ne parle pas sa langue wùr dàk ne s3 Nous la dansons en fait. Un enregistrement public lors d'une fête était hors de question pour des raisons techniques, le bruit ambiant ne nous permettant pas de saisir les paroles avec suffisamment de clarté. L'enregistrement se fit hors situation avec la cheftaine et deux adeptes, les plus âgées n'acceptant de chanter qu'avec réticence. Ce type de chant est en effet censé interpeller la divinité qui peut se manifester par la possession de la chanteuse (hà?.gë soo). Avant d'analyser ce type de communication particulier entre les hommes et les dieux, il nous semble important de préciser la terminologie afférent à la notion de langage, ce qui nous permettra de mieux comprendre à quel niveau « la langue des dieux » se place. 1. Estimés à environ 2 500 000 âmes, les Tupuris occupent un territoire de part et d'autre de la frontière entre le Tchad et le Cameroun. Ils parlent une langue Adamawa Eastern de la grande famille Niger- Congo. Ils partagent de nombreuses coutumes avec leurs voisins du nord, les Massas, et de l'est les Kéras. A l'ouest le contact avec les Peuls est omniprésent. 2. Mission de deux mois effectuée dans le cadre du Lacito du CNRS. Gonsia Nestor nous aida sur place pour la traduction des textes et Gnomoga Kalandi participa à Paris à notre analyse de la terminologie concernant la parole. 3. Nous suivons les conventions de Г API dans notre transcription phonologique avec les modifications suivantes : v = ton haut, v = ton mi-haut, v = ton mi-bas, v = ton bas. Nous ne notons pas de ton sur les verbes traduits par des infinitifs français, w représente une voyelle longue. Dans le mot à mot / indique une frontière de fonction primaire, -A une frontière entre termes en fonction secondaire (détermination), // les limites d'un énoncé, un trait d'union (-) sépare les éléments d'un composé. 226 DES CHANTS POUR DES DIEUX ACTIVITÉ LANGAGIÈRE, LANGUE ET PAROLE L'examen de la terminologie tupuri se rapportant à la parole révèle que de nombreux verbes n'acquièrent le plus souvent un sens précis qu'en contexte, complétés par un nominal en fonction complément. Cette caractéristique sémantico-syntaxique4 des verbes ne facilite pas leur analyse sémantique. En effet, il est souvent difficile en synchronie, notamment si l'informateur est prudent dans son interprétation, d'établir pour un signifiant unique et plusieurs sens en contexte s'il s'agit de deux signes en rapport de polysémie ou d'homophones dont la similitude phonique est le résultat fortuit de l'histoire5. Intuitivement nous aurions tendance à avancer qu'il y a un rapport de dérivation entre les verbes qui prennent un sens afférent à l'activité langagière et un autre sens renvoyant à la préparation culinaire. Le sème commun serait celui de « fabrication » (de paroles et de langue ou de mets culinaires)6. Le lieu de création de la parole et de la langue est la bouche jàgë. Ce terme est polysémique. Outre la « bouche » il désigne la « langue » parlée : jàk ttipur la langue tupuri jàk wiiu la langue des blancs / langue -A feu /7 jàk gôonï la langue d'initiation jàk hïilà le tact, la diplomatie (de hïilâ, emprunt au peul) jàk yoo la langue interdite (on ne parle pas en public de certains thèmes, notamment des relations sexuelles). Deux syntagmes enfin vont directement nous concerner dans l'analyse des chants : jàk sôo la langue d'une divinité / langue -/- divinité / jàk joo le style métaphorique, allusif, la langue codée / langue -/- danse /. Cette combinatoire fait aussi référence aux proverbes dont le style n'est jamais spécifique mais toujours général. Certaines expressions permettent de retrouver dans les diverses occurrences de jàgè « bouche », le sème d'intentionalité : jàk 65 dû joo gà // bouche -Â ta / vouloir + inacc. / danse / négatif // Tu refuses de danser 4. Nous employons ici « sémantique » dans le sens avancé par E. Benveniste qui l'associe aux combinatoi- res sur l'axe syntagmatique en opposition à « sémiotique » qui relève des valeurs des signes dans le paradigme. 5. Dans des sociétés sans écriture seul le contexte permet d'identifier comme distincts des termes phones comme « saut, sot, seau, sceau ». 6. C'est la récurrence, pour plusieurs ensembles de verbes, de cette correspondance entre préparation ments et parole qui permet leur mise en corrélation sémantique. A propos de polysémie et d'homonymie B. Pottier écrit : « Les relations des sémèmes peuvent se situer sur un continu, allant de l'intersection très forte au simple contact. II y a en effet un dynamisme, lié à l'histoire de la langue, dans le caractère de la relation. Une polysémie peut naître, aboutissant peu à peu à une homonymie » (1974 : 88). 7. Le terme wiiu « feu » entre en syntagme pour désigner l'homme blanc, je wiiu « un blanc » litt. la sonne du feu. Selon l'étymologie populaire, cette désignation provient des « armes à feu » que portaient les premiers européens. SUZANNE RUELLAND 227 jàk 6e bay re hôole wâ // bouche -A sa / sans -A le fait de manger + inacc. / « boule »8 / négatif // II ne veut pas manger Le sémantisme de jàgë est ainsi complexe : à la fois « bouche » et « langue parlée » élaborée dans la bouche. Dans ce dernier sens, il se distingue de la notion de « parole » qui s'exprime par le verbe wqa. On peut wqa jàgë parler une langue, ou encore : wqa wqa.rë parler / parler / paroles /, mais aussi : wqa hôolè émietter de la boule de mil (pour faire de la bouillie) et wqa pqa malaxer de la boule dans du lait C'est ainsi que le sens du signifiant wqa dépend du nominal qui le complète. Il nous semble possible d'établir une équivalence entre le wqa de l'activité langagière — émiettement de paroles faisant allusion à la segmentation linéaire des signes dans l'axe syntagmatique9 et aussi à la notion de fabrication d'un produit fluide linéaire comme l'est le discours — et l'émiet- tement ou le malaxage d'une substance solide comme la « boule » de mil pour la dissoudre dans du lait ou de l'eau et en faire une bouillie. L'analogie entre paroles préparées dans la bouche avant d'être émises et malaxage d'une uploads/Management/ jafr-0399-0346-1987-num-57-1-2172.pdf

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