Luc Boltanski Les usages sociaux du corps In: Annales. Économies, Sociétés, Civ

Luc Boltanski Les usages sociaux du corps In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 1, 1971. pp. 205-233. Citer ce document / Cite this document : Boltanski Luc. Les usages sociaux du corps. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 1, 1971. pp. 205- 233. doi : 10.3406/ahess.1971.422470 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1971_num_26_1_422470 Les usages sociaux du corps* 1 . La dimension sociale des comportements corporels S'il fallait définir le modèle auquel s'apparentent aujourd'hui la sociologie et l'ethnologie du corps, on ne pourrait sans doute trouver meilleur paradigme que celui du « colloque interdisciplinaire », lieu de rencontre fictif et abstrait où se ra ssemblent pour un temps, autour d'un même domaine du réel ou d'un problème social perçu et désigné comme tel par la conscience commune, des spécialistes venus des disciplines les plus différentes. Parce que son objet d'études est seulement dési gné sans être systématiquement construit, la sociologie du corps paraît s'enfermer dans les débats et les querelles qui concernent la définition même de son champ d'application, et se contente souvent de poser, dans des termes qui ne sont pas loin de rappeler ceux du droit et plus particulièrement du droit international, la question de ses relations avec les autres disciplines réductible à la question du partage des terrains conquis ou de la gestion des zones d'influence ou encore pré tend se fonder sur la volonté de procéder à la synthèse des différentes sciences du corps, solution qui n'est pas sans lien elle aussi avec la logique régissant les rela tions entre états et qui rappelle, par son caractère utopique et par l'idéologie prag matique qui lui est sous-jacente, les efforts des organismes internationaux pour concilier verbalement (c'est-à-dire en effaçant artificiellement les différences) les intérêts les plus divergents1. * Nous remercions P. Bourdieu à qui ce travail doit ses principales idées directrices et dont les conseils et les suggestions nous ont été très utiles pendant la rédaction de cet article. 1. La science du corps serait alors définie, à la façon de l'océanographie, « par la juxtaposition de disciplines diverses s'appliquant à un même domaine du réel ». Cf. P. Bourdieu, J.-C. Cham- boredon, J.-C. Passeron, Le métier de sociologue, Mouton-Bordas éd., Paris, 1968, p. 51, ouvrage auquel on se reportera pour l'ensemble de cette analyse. INTER-SCIENCES Les travaux, au demeurant peu nombreux, qui se donnent explicitement pour objet la « sociologie du corps » et du rapport que les individus entretiennent avec leur corps — articles programmatiques ou essais polémiques — s'accordent moins pour tâche, en effet, de présenter des recherches empiriques, d'ailleurs à peu près inexistantes, ou même de constituer les schemes théoriques qui les rendraient poss ibles, que de soustraire l'étude du corps à l'emprise des autres disciplines — anthro pologie physique, technologie, diététique, sexologie, biométrie, etc. — de façon à en faire un objet disponible et apte, de ce fait, à être investi, ne serait-ce que de façon très partielle et presque clandestine par la sociologie E. Mais suffit-il de cons tater la diversité géographique et historique des usages du corps (en accumulant parfois à titre de « preuves » les données les plus hétéroclites empruntées à des sociétés très diverses et coupées des ensembles culturels qui seuls leur confèrent du sens) *, et de mettre ainsi en question les postulats naturalistes en affirmant le caractère relativement arbitraire des habitudes corporelles ou, ce qui revient au même, de déclarer qu'elles sont aussi modelées culturellement, pour rendre possible leur analyse sociologique ? On pourrait le penser si les recherches empiriques qu'au raient dû normalement susciter les travaux programmatiques des « fondateurs » ne s'arrêtaient, le plus souvent, à la question du choix des outils techniques exigés par la pratique de la sociologie du corps. C'est peut-être, en effet, au niveau du choix des techniques qu'on saisit le mieux les difficultés qui résultent de la non construction de l'objet : tout se passe comme si la sociologie du corps hésitait sou vent, s 'agissant de rendre compte des comportements physiques, par exemple, des habitudes de consommation corporelle, entre une analyse économétrique qui tend à dissoudre l'objet d'étude dans la macro-économie et une analyse micro technologique qui tend à le dissoudre dans 1 'anatomie ou la biologie sans trouver le type d'approche qui permettrait d'en dégager la dimencion proprement sociale. Ainsi, l'analyse de la consommation alimentaire paraît osciller perpétuellement entre une étude très générale des budgets familiaux et une étude trop particulière des apports caloriques fournis par chaque type de ration alimentaire; ou encore celle de la gestualité et de l'effort physique entre une étude des « mouvements et des temps » de type tayloriste qui dilue l'objet dans l'ensemble des faits de pro duction et une « analyse mécanique du mouvement » qui tend à le confondre avec l'objet de cette branche particulière de l'anatomie descriptive que constitue l'ana- tomie fonctionnelle de l'appareil locomoteur 3. Ainsi, oubliant que toute méthode 1 . La place manque ici pour fonder cette analyse qui risque, en conséquence, de paraître caval ière et schématique. Elle repose sur un dépouillement, actuellement en cours de réalisation, des principaux travaux qui ont le corps pour objet et donnera lieu à une publication ultérieure. 2. On pense ici, notamment aux travaux de W. Labarre et G. W. Hewes et, plus particulièr ement, à W. Labarre, « The cultural Basis of Emotions and Gestures », Journal of Personnality, vol. 16, septembre 1947, pp. 49-68 et à G. W. Hewes, « World Distribution of Posturals Habits » American Anthropologist, 57, 2, 1, avril 1955, pp. 231-244. 3. Ainsi, par exemple, J.-L. Pelosse qui s'accorde pour tâche de définir « une méthode d'en semble à laquelle on puisse se référer pour une analyse des mouvements corporels des usages tra ditionnels », et qui déclare pourtant qu'il convient ď « éviter le double écueil d'un certain natu risme ou d'une trop grande abstraction qui ne permettrait pas une expression satisfaisante des faits ethnologiques » (« Contribution à l'étude des usages corporels traditionnels », Revue Inter nationale ďethno-psychologie normale et pathologique, Éditions internationales, Tanger, vol. 1, ne 2, pp. 123-159) présente (et utilise dans ses recherches empiriques) des techniques d'analyse qui ont largement pour résultat d'opérer la réduction du social au physiologique. On pourrait sans doute montrer, de même, que les techniques d'enregistrement et d'analyse des mouvements 206 USAGES SOCIAUX DU CORPS L BOLTANSKI et toute technique sont une technique et une méthode de construction d'objet, la sociologie du corps paraît condamnée à reproduire l'objet des sciences auxquelles elle emprunte ses méthodes et ses techniques, et tend à se confondre avec les disci plines dont elle prétend pourtant s'affranchir. Elle s'interdit, par voie de conséquence, d'opérer la rupture avec les traditions scientifiques qui se partagent traditionnel lement l'étude du corps, les intentions de rupture périodiquement renouvelées ne pouvant que demeurer vides et sans effet tant qu'elles ne sont pas associées à la construction de l'objet comme effort pour ressaisir la logique spécifique, c'est-à-dire ici proprement sociologique, selon laquelle s'organisent les comportements corpor els. Or, ce travail de construction ne peut être opéré par le moyen du transfert direct et de la simple juxtaposition des schemes théoriques et des outils techniques utilisés par les autres disciplines. En effet, constituées autour de demandes sociales déter minées, les disciplines qui prennent le corps pour objet d'étude privilégié n'ont pu, le plus souvent, qu'engendrer des théories partielles du corps et du rapport au corps; que l'on songe, par exemple (et pêle-mêle), aux sciences de l'alimentation sommées de définir des « rations alimentaires », à l'analyse mécanique du mouve ment dont les progrès sont liés à ceux de la division du travail et de la rationalisa tion de la production ou même de la rationalisation d'activités ludiques comme le sport ou la danse, à la sexologie, domaine partagé entre la morale et la médecine (qui fut en conséquence particulièrement difficile à constituer scientifiquement et qui paraît, au moins à l'origine, plus morale que médicale), à l'étude de la commun ication gestuelle et des expressions faciales qui trouve son origine notamment dans l'analyse psychiatrique des signes cliniques et, plus généralement, à l'ensemble des disciplines que se rattachent, de près ou de loin, à ce qu'il est convenu d'appeler les « problèmes d'hygiène et de santé » — « hygiène sociale », « hygiène du tra vail » ou puériculture, par exemple — dont l'apparition ou le développement, socia lement encouragés ou suscités à la fin du xrxe siècle, sont corrélatifs d'un effort généralisé de moralisation et de domestication des classes populaires К Ces différents types de demande sociale définissent eux-mêmes les formes et les catégories d'appréhension du corps d'autrui : parce que les taxinomies et les caté gories de perception du corps que constituent et utilisent les membres de ces dis ciplines sont engendrées par leur pratique spécifique et par la situation où elle s'exerce, bref, parce qu'elles sont fondées sur la nécessité pratique de maîtriser le corps en situation, c'est-à-dire, souvent (et notamment dans le cas de la relation médecin-malade), de maîtriser la situation, les problématiques uploads/Management/ les-usages-sociaux-du-corps 1 .pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mar 22, 2021
  • Catégorie Management
  • Langue French
  • Taille du fichier 2.6629MB