18. La solidarité organique à l'épreuve de l'intensification du travail et de l'

18. La solidarité organique à l'épreuve de l'intensification du travail et de l'instabilité de l'emploi Serge Paugam Dans Repenser la solidarité (2011), pages 377 à 396 Chapitre omme nous l’avons vu dans l’introduction de ce livre, la solidarité organique est le concept clé qu’utilise Durkheim pour qualifier les relations de complémentarité entre les individus dans les sociétés modernes caractérisées par une forte division du travail (Durkheim, 1930). L’intégration des individus au système social passe selon lui, en grande partie, par leur intégration – directe ou indirecte – au monde du travail, qui leur assure une fonction précise, interdépendante des autres fonctions, et par conséquent une utilité sociale. Mais Durkheim était aussi, on l’a vu, sensible aux formes anormales de la division du travail, celles qui pouvaient entraver la solidarité organique. Il a ainsi mis l’accent sur les faillites des entreprises, les contraintes et les insatisfactions du travail, l’irrégularité de l’activité. Il est frappant qu’il distinguait déjà, de façon certes assez implicite, ce qui relève du rapport à l’emploi (plus ou moins forte instabilité pour les travailleurs face à l’avenir) et ce qui relève du rapport au travail (plus ou moins forte adaptation des travailleurs à leurs tâches). Or, ces deux dimensions correspondent, l’une et l’autre, à de profondes mutations qui ont été étudiées par les sociologues au cours des deux dernières décennies, notamment celles qui se rapportent d’une part à l’intensification du travail et, d’autre part, à l’instabilité de l’emploi. Il convient par conséquent de se demander en quoi ces évolutions récentes remettent en question la solidarité organique telle que l’envisageait Durkheim. Après l’examen de ces grandes 1 C 18. La solidarité organique à l'épreuve de l'intensification du travail et de l...https://www.cairn.info/repenser-la-solidarite--9782130588757-page-377.htm 1 de 19 6/4/22, 12:49 Une double précarisation Des rythmes de travail plus intenses évolutions, je tenterai d’en tirer des conclusions sur les formes contemporaines de l’intégration professionnelle et de rechercher à partir d’enquêtes récentes les variations élémentaires entre les principaux pays européens. L’intensification du travail (Askenazy et al., 2006) et l’instabilité de l’emploi peuvent être considérées comme deux formes contemporaines de la précarité des travailleurs, la première renvoyant à la logique productive de la société industrielle, la seconde à la logique protectrice de l’État-providence. Le salarié est précaire lorsque son travail ne lui permet pas d’atteindre les objectifs fixés par l’employeur et lui semble sans intérêt, mal rétribué et faiblement reconnu dans l’entreprise. Puisque sa contribution à l’activité productive n’est pas valorisée, il éprouve le sentiment d’être plus ou moins inutile. On peut parler alors d’une précarité du travail. Mais le salarié est également précaire lorsque son emploi est incertain et qu’il ne peut prévoir son avenir professionnel. C’est le cas des salariés dont le contrat de travail est de courte durée, mais aussi de ceux dont le risque d’être licenciés est permanent. Cette situation se caractérise à la fois par une forte vulnérabilité économique et par une restriction, au moins potentielle, des droits sociaux puisque ces derniers sont fondés, en grande partie, sur la stabilité de l’emploi. Le salarié occupe, de ce fait, une position inférieure dans la hiérarchie des statuts sociaux définis par l’État-providence. On peut parler, dans ce cas, d’une précarité de l’emploi. Ces deux dimensions de la précarité doivent être étudiées simultanément (Paugam, 2000). Elles renvoient à des évolutions structurelles de l’organisation du travail, mais aussi à des transformations profondes du marché de l’emploi. 2 Depuis le milieu des années 1980, il apparaît tout d’abord, d’après les enquêtes INSEE / DARES « Conditions de travail », que les salariés sont plus autonomes dans leur travail : quel que soit le sexe et quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle, ils déclarent être moins soumis à leurs supérieurs hiérarchiques, ils interviennent également plus librement pour régler les incidents et s’arrangent davantage entre collègues pour échanger du travail. Quel que soit l’indicateur retenu, cette évolution est régulière. Il ne faut pas toutefois s’en tenir à ce premier constat : si les salariés sont, dans l’ensemble, plus autonomes, ils sont en même temps confrontés à des contraintes plus fortes dans les rythmes de travail. De 1984 à 1998, la proportion de salariés qui déclarent que leur rythme de travail est imposé par une demande 3 18. La solidarité organique à l'épreuve de l'intensification du travail et de l...https://www.cairn.info/repenser-la-solidarite--9782130588757-page-377.htm 2 de 19 6/4/22, 12:49 extérieure, en l’occurrence le marché, est passée de 39 % à 65 % [1]. Cette tendance à l’intensification du travail est aussi régulière que la tendance à l’autonomie. Elle touche également les hommes et les femmes et toutes les catégories socioprofessionnelles. Elle est liée aux nouvelles formes d’organisation du travail. Pour s’adapter à la concurrence, les entreprises cherchent aujourd’hui, de plus en plus, à varier leurs produits et à réduire les délais de livraison, ce qui passe par une production en flux tendus et par une réduction des stocks. Il en résulte une pression plus forte qui s’exerce aussi bien sur les cadres chargés de s’adapter le plus rapidement possible aux évolutions du marché que sur les échelons inférieurs appelés à devenir à la fois plus mobiles, plus efficaces et plus polyvalents. Cette intensification des rythmes est d’autant plus exigeante pour les salariés qu’elle impose une plus grande vigilance vis-à-vis des normes de qualité. Ces dernières sont de plus en plus imposées à l’échelon international. Elles deviennent souvent une source d’angoisse pour les salariés, d’autant que le contrôle a posteriori des supérieurs sur la performance de chacun semble s’être accru : la proportion de salariés qui estiment faire l’objet d’un contrôle hiérarchique permanent est passé en effet de 17 % en 1984 à 29 % en 1998 [2]. Enfin, l’analyse des séries statistiques a permis de souligner, non seulement que les facteurs de pénibilités et les risques traditionnels liés au travail n’ont pas disparu, mais qu’ils ont tendance à se renouveler sans cesse avec les techniques, les modes d’organisation du travail et les processus d’objectivation qui les accompagnent. Ce constat correspond à une tendance que l’on peut observer aujourd’hui dans de nombreuses entreprises dont le rythme de travail et de production dépend des commandes, donc du marché (Gollac, Volkoff, 1996). Des périodes de ralentissement succèdent à des périodes de surcroît d’activité où l’urgence devient la règle. Ces irrégularités du rythme impliquent des adaptations incessantes des salariés permanents et le recrutement d’une main-d’œuvre temporaire dont l’intégration est rarement assurée. Le fonctionnement de l’ensemble peut dans certains cas être remis en question. 4 Pour évaluer l’effet de ces transformations sur les expériences vécues du travail, et en particulier sur le degré de satisfaction des salariés, on peut distinguer trois paradigmes : l’homo faber qui renvoie à l’épanouissement dans l’acte de travail lui- même, l’homo oeconomicus qui permet de lier la satisfaction du travail à sa rétribution en fonction d’un marché et, enfin, l’homo sociologicus qui postule que la reconnaissance par les autres du travail effectué constitue un facteur essentiel de motivation. Dans les années 1960, les sociologues du travail se référaient essentiellement aux deux premiers tant ils étaient attachés à étudier la relation instrumentale au travail des ouvriers peu qualifiés de la grande industrie (Golthorpe 5 18. La solidarité organique à l'épreuve de l'intensification du travail et de l...https://www.cairn.info/repenser-la-solidarite--9782130588757-page-377.htm 3 de 19 6/4/22, 12:49 et al., 1972). L’analyse des souffrances contemporaines des travailleurs, notamment l’usure mentale (Dejours, 1993), et des conditions du bonheur au travail (Baudelot, Gollac, 2003) nous conduit à insister aujourd’hui davantage sur le troisième. Si l’on se réfère aux satisfactions du travail qui relèvent de l’homo faber, il est tentant de conclure que, dans l’ensemble, les salariés sont aujourd’hui dans une meilleure situation. Lorsque grandit la liberté d’initiative dans le travail, grandit également la chance du salarié de se reconnaître dans l’acte de production, de trouver un plaisir personnel à mettre ses compétences au service d’une œuvre individuelle ou collective. En étant plus autonome, son travail lui appartient davantage. Cela dit, si cette autonomie plus grande s’accompagne d’une pression plus forte sur les contraintes de temps et de qualité, le risque de dévalorisation des salariés les moins compétitifs augmente. Or, à la fois les séries statistiques et les nombreux exemples d’entreprises étudiées à partir des résultats de l’enquête conduisent justement au constat que les salariés éprouvent souvent le sentiment de ne pas être à la hauteur des objectifs qui leur sont assignés : 25 % des salariés estiment manquer de temps pour effectuer correctement leur travail et 60 % craignent des sanctions en cas d’erreur de leur part [3]. Certains vivent en permanence sous la menace d’être relégués à des tâches subalternes. Ils en arrivent parfois à perdre confiance en eux- mêmes. Les enquêtes européennes ont d’ailleurs permis de vérifier que le stress au travail a augmenté fortement au cours des dernières années. En d’autres termes, l’autonomie dans le travail n’est un facteur de satisfaction que si les conditions dans lesquelles elle s’exerce permettent réellement au salarié de réaliser le programme qu’il s’est fixé ou qui a été fixé avec lui. En cas contraire, l’autonomie a pour effet de consacrer ses défaillances, voire uploads/Management/ paugam-intensification-travail-instabilite-emploi.pdf

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  • Publié le Jul 06, 2021
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