1 Je vais vous parler aujourd’hui de la raison pour laquelle j’ai écrit A l’éco
1 Je vais vous parler aujourd’hui de la raison pour laquelle j’ai écrit A l’école des compétences : l’invasion de l’approche par compétences dans l’éducation. Avant de commencer, deux précisions. D’abord, l’approche par compétences dans l’éducation n’a rien à voir avec la question de savoir si l’enseignement rend ou non les élèves compétents, au sens de savoir faire quelque chose. De quoi s’agit-il alors ? De mon point de vue, d’une nouvelle vision de l’éducation, visant à la construction d’une ressource humaine « flexible » et adaptable aux besoins de l’économie. Permettez-moi de vous lire tout de suite, pour illustrer ce que je viens de dire, cet extrait du programme de DEfinition et de SElection des COmpétences-clés de l’OCDE, lancé en 1997 et qui a abouti, entre autres, au PISA - nouvelle comparaison internationale des systèmes scolaires évaluant des « compétences à réussir dans la vie moderne » : « Pourquoi les compétences sont-elles aussi importantes aujourd’hui ? La mondialisation et la modernisation génèrent un nouvel environnement placé sous le signe de la diversification et de l’interdépendance. Pour vivre en intelligence avec ce nouvel environnement et s’y sentir à l’aise, les individus doivent par exemple maîtriser de nouvelles technologies et dégager du sens de gros volumes d’informations. Ils se trouvent également face à des défis collectifs, notamment concilier la croissance économique et la protection de l’environnement, ou la prospérité et l’équité sociale. Dans ce contexte, les compétences dont les individus ont besoin pour atteindre leurs objectifs sont plus complexes. Il ne leur suffit plus de maîtriser certains savoir-faire bien définis. » « Compétence » signifie, non pas « maîtriser certains savoir faire bien définis », mais pouvoir adapter ce qu’on sait, sait faire et sait être (car dans ce modèle, on verra que l’être aussi va relever d’un savoir) aux besoins de la « mondialisation et de la modernisation ». L’homme des compétences, c’est « l’homme sans qualités » de Robert Musil (j’y reviendrai). Deuxième précision : il ne s’agit pas pour moi de mettre en cause ceux qui travaillent avec les compétences. On peut utiliser les compétences pour éviter de noter (dans une perspective progressiste), ou encore pour travailler sur les attitudes comme condition de la transmission (voir par exemple le livre de Philippe Fellerath, Plaidoyer pour une éducation républicaine). Il s’agit de mettre en cause un système. Comment j’ai découvert l’approche par compétences J’enseigne dans un centre médico-pédagogique pour adolescents, aussi ai-je dû suivre une formation à l’enseignement spécialisé. C’est la visite de mon formateur qui m’a fait prendre connaissance de ladite « approche par compétences ». Pour sa visite, j’organise un débat sur la religion avec mes élèves ; durant l’entretien, il me demande : « pouvez-vous me dire ce qu’ont appris vos élèves ? » J’essaie de lui décrire le cheminement de la réflexion commune, et il me répond : « ça, c’est pour vous, mais pour eux, à quoi a servi ce débat ? » Etonnée, je demande des éclaircissements, et c’est là qu’il m’explique qu’à l’un, peu loquace, mon débat aurait pu servir à « prendre part à un dialogue, un débat », à l’autre, servir à « gérer son stress de façon constructive » et ainsi de suite. Bref, une liste de compétences, comme j’aurai l’occasion de le découvrir peu après. « Mais ce n’est pas de la philosophie ? », lui dis-je ; et lui de répondre que « les professeurs de philo ont souvent du mal à se rendre utile à la réussite de leurs élèves »… Je réalise ensuite que lesdites compétences sont dans le Socle commun (2006), lui-même constitué de sept « compétences » déclinées en listes de « connaissances », « capacités » et 2 « attitudes », du type aimer, s’engager, vouloir, accepter, s’impliquer… Au chapitre « autonomie et initiative », on exige par exemple des élèves qu’ils « s’impliquent dans des projets individuels et collectifs… quelle qu’en soit la nature ! » Autrement dit, un engagement abstrait… Mais je découvre assez vite que le socle français est une application des « Recommandations du Parlement européen et du Conseil de l’Europe du 18 décembre 2006 sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » (Journal officiel, L 394 du 30.12.2006). Voici un extrait du préambule : « Les compétences clés en tant que connaissances, aptitudes et attitudes appropriées à chaque contexte sont fondamentales pour chaque individu dans une société fondée sur la connaissance. Elles comportent une valeur ajoutée au marché du travail, à la cohésion sociale et à la citoyenneté active en apportant flexibilité et adaptabilité, satisfaction et motivation. Parce qu’elles devraient être acquises par tous, la présente recommandation propose un outil de référence aux États membres pour assurer que ces compétences clés soient pleinement intégrées dans leurs stratégies et leurs infrastructures, en particulier dans le cadre de l’éducation et de la formation tout au long de la vie.» Où l’on retrouve le sens de « compétences » que je précisais en commençant : des capacités d’adaptation à ce qui est présenté comme un état de fait et dans lequel « la satisfaction et la motivation de l’individu » sont supposées s’inscrire. Bref, les besoins en flexibilité économique du capitalisme post-industriel, ladite « société fondée sur la connaissance ». Pour ceux qui persistent à penser que le modèle est humaniste, le tout début du préambule peut par exemple servir de réponse : il y est dit que la finalité des compétences-clés est de miser sur « la ressource humaine, point fort de l’Europe ». L’approche, du reste, n’est pas limitée à l’Europe : elle est mondialisée. Elle a suscité une importante réforme du système éducatif québécois en 2000, on la trouve en Amérique latine, en Afrique… Et sur ces continents comme en Europe, elle est promue par des organismes pas forcément spécialisés dans l’éducation (OCDE, BM, OIT-CINTERFOR, OEI…). Des résistances existent également dans toutes ces régions du monde : au Québec, une fédération syndicale est née en 2001 pour y résister, la Fédération Autonome de l’Enseignement ; en Amérique latine, des chercheurs opposent à l’approche par compétences le contre-modèle des « savoirs socialement productifs, en Algérie, le SATEF s’inquiète… Et puis des personnalités isolées comme les belges Nico Hirtt (Le Tableau Noir) et Michel Bougard (l’Ecole et ses dupes) dénoncent l’utilitarisme de cette approche. Même Philippe Merieu n’est pas pour. Par ailleurs, la notion est aussi floue que répandue. Notre « socle de connaissances et compétences » en témoigne d’ailleurs, puisque tantôt les connaissances sont placées à côté des compétences, tantôt elles y sont incluses. Tantôt compétence veut dire « capacité », tantôt elle inclut les attitudes, auquel cas elle ressemble davantage à des comportements normalisés. Tantôt on dit qu’elle définit une « classe de problèmes ou de valeurs », tantôt on l’utilise pour nommer des capacités spécifiques… Certes, il y a bien la définition proposée par les sciences de l’éducation, apparemment rigoureuse : « mobilisation efficace d’un ensemble de ressources en situation de vie » ? Mais quelles sont ces ressources ? Et à quoi tient la mobilisation ? Les uns en font une religion, les autres disent que c’est une mode… mais alors pourquoi un tel succès ? Et c’est là qu’on retrouve, ad nauseum, le même récit : le capitalisme connaît une nouvelle phase, post-industrielle, plaçant le « capital cognitif » au centre du développement économique ; il faut donc passer, dans l’éducation, « des savoirs aux compétences », l’excellence n’étant plus dans le savoir et/ou le savoir faire précis, mais dans la capacité à 3 s’adapter aux flux d’information et à la complexité du monde. Plutôt apprendre à apprendre qu’apprendre des choses précises ; et privilégier l’innovation sur la tradition. Comme dans cet extrait, tiré d’un livre d’Apprendre à apprendre, un livre d’André GIORDAN et Jérôme SALTET : « À méditer ! Savez-vous qu’il s’agit de développer un savoir biodégradable ? ! Tout savoir qui s’installe devient à la longue dogmatique. Il conduit à une certaine rigidité mentale. Or la situation du monde est riche d’incertitudes. Le savoir doit vous permettre de vous adapter et d’inventer en permanence pour faire face au complexe et à l’incertain. Et non vous lamenter parce que tout est compliqué ou impossible ! » La remontée aux origines : une lecture des processus J’ai voulu comprendre par quels processus les compétences s’étaient imposées dans le paysage de l’éducation. Il me semble aujourd’hui que le succès de ces dernières renvoie au croisement de trois processus : s’est alors noué un nouveau rapport entre pouvoir, éducation, et monde du travail. Le premier processus est économico-politique : avec la naissance, après-guerre, de l’économie de l’éducation, et la planification généralisée des systèmes éducatifs, l’idée que l’éducation est une source de croissance pour les Etats fait son chemin et s’impose peu à peu. En investissant dans l’éducation en effet, les Etats investiraient sur le « capital intégré » (Schulz) des individus, autrement dit sur la « somme des compétences » qu’ils vont acquérir ; c’est de uploads/Management/ performances-2-2.pdf
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- Publié le Oct 09, 2021
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