Parcours LA TROISIÈME DIMENSION DU LANGAGE « Yes, we can » Barack Obama « JE-T-

Parcours LA TROISIÈME DIMENSION DU LANGAGE « Yes, we can » Barack Obama « JE-T-AIME » Roland Barthes Le lieutenant sabre au clair sur le parapet de la tranchée hurle : « Avanti ! » Ses hommes, sans esquisser le moindre mouvement pour le suivre, applaudissent en criant : « Bravo ! » « How to do things with words » – comment fait-on des choses avec des mots, comment fait-on des choses rien qu’avec des mots ? Quand dire, c’est vraiment faire : ce titre est évidemment un coup de chapeau au titre emblématique d’Austin tel que traduit en français ; coup de chapeau un peu impertinent à cause du vraiment, qui oscille entre un « chiche » et un « à l’aune de la vérité ». Un point de vue philosophique d’autant plus légitime qu’Austin lui-même conclut son ouvrage d’un « I leave to my readers the real fun of applying it in philosophy ». Je voudrais produire un court-circuit entre l’une des inventions caractéristiques du contemporain linguistique ou langagier, le performatif austinien, et une singularité de la rhétorique antique, la toute-puissance du logos pensée et pratiquée par la sophistique. Avec, comme premier point commun visible : la prétention ; et, en particulier, la prétention à faire époque. John Langshaw Austin, professeur de philosophie morale à Oxford, qui par ailleurs modalise sans cesse en gentleman l’état de son savoir à chaque avancée, affirme pourtant sans prendre de gants qu’il opère « une révolution en philosophie » : « Si quelqu’un veut l’appeler la plus grande et la plus salutaire de son histoire, ce n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante . » Quant aux sophistes, tout sauf des gentlemen, ils incarnent explicitement et maximisent la « prétention de pouvoir tout, 1 2 3 comme rhéteurs ou comme stylistes » qui, de l’avis lucide de Nietzsche, « traverse toute l’Antiquité de manière pour nous inconcevable » . À contemporain fort, Antiquité forte. Ce travail est la suite, libre car déliée de toute contrainte universitaire, de L’Effet sophistique . Ou plutôt : la suite de L’Effet sophistique est un livre qui s’intitule : Quand dire, c’est vraiment faire. Mais ce livre n’aura jamais été écrit. J’en avais proposé le synopsis il y a quelques années à Éric Vigne, éditeur de L’Effet sophistique chez Gallimard, et il l’a refusé. Il n’en percevait pas l’unité. La ligne de force intellectuelle était pourtant claire à mes yeux. Il s’agissait de montrer le pouvoir performatif du langage, sa troisième dimension, celle que la philosophie classique, platonico- aristotélicienne en tout cas, n’a pas su ou pas voulu prendre en compte comme telle. De fait, la philosophie classique a essentiellement thématisé deux dimensions : le parler de et le parler à. Parler de, d’une part, comme quand je dis « la feuille est blanche », « deux et deux font quatre » ou « les hommes naissent libres et égaux en droits » : il y va du vrai ou du faux, c’est le constatif du discours ordinaire, qu’il s’agisse de perception, de science, de philosophie. Parler à, d’autre part, comme quand je dis « la belle Hélène est innocente » ou « allons enfants de la patrie » : il y va de la persuasion, c’est le discours de la rhétorique. Oui, mes exemples, tous les exemples, boitent déjà : « la belle Hélène est innocente » est peut-être une description vraie, « les hommes naissent libres… » est peut-être une phrase rhétorique. Il faut garder cette boiterie en mémoire. Comment caractériser cette troisième dimension du langage, ni parler de ni parler à ? Aristote l’évoque seulement pour la repousser comme « sophistique », hors de ce qui constitue le parler humain et l’humanité de l’homme, et l’appelle en mauvaise part « parler pour parler » (legein logou kharin) . Avec Novalis, elle se nomme « logologie » ; avec Lacan : « parler en pure perte » ; avec Austin : « performatif ». Plus exactement, le performatif austinien en est l’espèce la plus pure, celle qui fait saillir les traits du genre ; elle l’isole linguistiquement en le valorisant. Cette dimension-là (on comprend pourquoi Lacan invente le mot « dit-mension ») ne vise ni la vérité ni la persuasion, mais le « bonheur » (felicity) au sens d’effectuation, d’accomplissement, ce que j’appelle en sophistique : l’effet- monde. C’est cette troisième dimension que Lyotard évoque dans Le 4 5 6 Différend, avec son : « Il faudrait étendre l’idée de séduction […]. Ce n’est pas le destinataire qui est séduit par le destinateur. Celui-ci, le référent, le sens, ne subissent pas moins que le destinataire la séduction exercée . » Car, dès qu’on l’isole, cette troisième dimension reflue sur les deux autres : « les hommes naissent libres… », si la Déclaration universelle des droits de l’homme vous le dit, ils naissent libres, non ? Vous en êtes persuadés et, même, cela devient vrai, réel – plus ou moins… Et quand j’affirme que « la feuille est blanche », elle a toutes les chances de l’être, d’ailleurs je vous en convaincs déjà. Les frontières entre les trois dimensions, vérité, persuasion, bonheur, sont poreuses, et la performance- performativité est partout. De plus, la poésie – sur poiein (« faire »), en étymologie platonicienne : l’art de « faire passer du non-être à l’être » – rôde, cette inclassable ; elle aussi se loge partout et nulle part, à côté, et peut-être au cœur, des deux usages normaux-normés du langage. Un constatif après tout que la phrase de Rimbaud : « J’ai assis la beauté sur mes genoux », car n’est-ce pas très exactement ce qu’il a fait ? Quant à « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble », imagine-t-on rien de plus persuasif ? Or, avec une phrase comme avec l’autre, le monde n’a-t-il pas changé ? Les questions se pressent, les distinctions s’affolent. Dans ces dimensions, théoriquement différentes mais en réalité si peu isolables les unes des autres, c’est le même objet, plutôt puissant, qui se dessine : la performance discursive. On fait ainsi le constat du sens et de l’ampleur de la discursivité sophistique, dont la place est dessinée en creux par Platon et Aristote (qu’ils la pratiquent eux-mêmes pour leur compte ou non, et qu’ils consentent ou non à le dire et à le savoir), mais cette fois hors limitation des époques et des lieux, des genres et des disciplines. Il y va, de fait, de tous les types d’objets auxquels j’ai travaillé depuis L’Effet sophistique, et dont je me suis demandé ce qui les unissait – la réponse étant clairement : la performance discursive. Découragée, ou encouragée par un refus éditorialement justifié, obstinée en tout cas, j’ai choisi de vendre ce second trop gros ouvrage par appartements . Je ne sais plus, moi non plus, lire long sans obligation. Reprenons. Le discours sophistique est le paradigme d’un discours qui fait des choses avec des mots. Ce n’est sans doute pas un « performatif » au 7 8 sens austinien du terme, bien que, comme nous verrons, le sens austinien varie considérablement en extension et en intention. Mais c’est bel et bien un discours qui opère, qui transforme ou crée le monde, ou du monde, qui a un « effet-monde ». Le rapport avec Austin et avec la performativité est d’autant plus tentant que epideixis, le mot qui sert terminologiquement à désigner chez Platon le discours sophistique, ne peut pas être mieux rendu que par « performance », à condition d’entendre « performance » au moins aussi au sens de l’esthétique contemporaine, comme un happening, un event, une improvisation qui requiert engagement – Gorgias est l’inventeur du discours ex tempore, dit Philostrate : c’est, à chaque fois, quelque chose comme un chef-d’œuvre et un exploit . Performative/« performatif » est quant à lui une invention d’Austin, acclimatée dans le français par Austin lui-même dès le colloque de Royaumont , et aussitôt justifiée, appropriée et popularisée par Émile Benveniste, qui commence par souligner que le mot est régulièrement formé, comme résultatif, prédicatif, ou son autre austinien, le constatif. À la différence du constatif, qui décrit ce qui est ou ce que je fais, le performatif agit : un énoncé performatif ne décrit pas quelque chose, il le fait, « it is to do it ». Quand les conditions de félicité sont remplies, quand le magistrat en charge prononce la formule au bon moment, « la séance est ouverte » ouvre effectivement la séance. Comme le dit économiquement Benveniste, « l’énoncé est par lui-même un acte. L’énoncé est l’acte ». Telle est la définition du performatif, révolutionnairement simple même si la chose fut pratiquée et réfléchie dans les siècles des siècles comme parole sacramentaire . Le nouveau mot, souligne Benveniste, s’adosse sur le vieux terme français de performance : Puisque performance est déjà entré dans l’usage, il n’y aura pas de difficulté à y introduire performatif au sens particulier qu’il a ici. On ne fait d’ailleurs uploads/Management/ quand-dire-cest-vraiment-faire-by-barbara-cassin-4-13.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jul 12, 2022
  • Catégorie Management
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1697MB