GABRIEL GARCIA MARQUEZ C h r o n i m o r t a ROMAN TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR CL
GABRIEL GARCIA MARQUEZ C h r o n i m o r t a ROMAN TRADUIT DE L’ESPAGNOL PAR CLAUDE COUFFON GRASSET L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1981, à Barcelone, par Editorial Bruguera, sous le titre : Crónica de una muerte anunciada © 1981, Gabriel Garcia Marquez. © 1981, Éditions Grasset et Fasquelle, pour la traduction française. L Le jour où il allait être abattu e jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s’était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l’évêque arrivait. Il avait rêvé qu’il traversait un bois de figuiers géants sur lequel tombait une pluie fine, il fut heureux un instant dans ce rêve et, à son réveil, il se sentit couvert de chiures d’oiseaux. « Il rêvait toujours d’arbres », me dit Plácida Linero, sa mère, vingt-sept ans après en évoquant les menus détails de ce lundi funeste. « Une semaine avant, il avait rêvé se trouver seul dans un avion de papier d’étain qui volait à travers des amandiers sans jamais se cogner aux branches », ajouta-t-elle. Plácida Linero jouissait d’une réputation bien méritée d’interprète infaillible des rêves d’autrui, à condition qu’on les lui racontât à jeun ; pourtant, elle n’avait décelé aucun mauvais augure dans les deux rêves de son fils, ni dans ceux qu’il lui avait racontés chaque matin, les jours qui avaient précédé sa mort, et dans lesquels des arbres apparaissaient. Santiago Nasar non plus n’avait pas discerné le présage. Il avait dormi peu et mal, sans se déshabiller, et il s’était réveillé, la tête lourde, avec un arrière-goût d’étrier de cuivre dans le palais. Il expliqua cela par les ravages naturels de la noce effrénée qu’il avait faite la veille, jusqu’au petit matin. Les gens qu’il rencontra ce jour-là, lorsqu’il sortit de sa maison à six heures cinq avant qu’il ne fût éventré comme un cochon une heure plus tard, le trouvèrent légèrement somnolent mais de bonne humeur ; il dit à chacun, sans y attacher d’importance, que c’était une très belle journée. Nul ne pouvait affirmer s’il faisait alors allusion à l’état du ciel. Nombreux étaient ceux qui se souvenaient d’une journée radieuse, rafraîchie par une brise de mer qui traversait les bananiers, comme cela aurait dû être le cas pendant un bon mois de février, en d’autres temps. Mais la plupart s’accordaient pour affirmer qu’il faisait un temps lugubre, avec un ciel bas et menaçant sur un fort relent d’eaux stagnantes, et qu’à l’instant où le malheur s’était produit il tombait une petite pluie fine semblable à celle que Santiago Nasar avait vue dans la forêt de son rêve. Personnellement, je me remettais de la bacchanale dans le giron apostolique de Maria-Alexandrina Cervantes, et c’est à peine si j’ouvris un oeil en entendant le charivari des cloches qui sonnaient le tocsin, convaincu qu’elles carillonnaient en l’honneur de l’évêque. Santiago Nasar avait revêtu un pantalon et une chemise de lin blanc non empesés, identiques à ceux qu’il arborait la veille pour le mariage. C’était sa tenue des grands jours. N’eût été l’arrivée de l’évêque, il aurait enfilé son costume kaki et les bottes de cheval avec lesquels il se rendait tous les lundis à El divino rostro, l’hacienda héritée de son père et qu’il administrait avec un grand bon sens à défaut d’une grande réussite. Pour ses randonnées, il portait à la ceinture un. 357 Magnum dont les balles blindées, affirmait-il, pouvaient vous fendre un cheval en deux. À l’époque des perdrix, il emmenait aussi ses faucons dressés. Dans son armoire il rangeait une Mannlicher Schoenauer en. 30-06, un. 300 Holland Magnum, une. 22 Hornet à lunette à grossissement variable et une Winchester à répétition. Il dormait comme son père avait dormi, l’arme dissimulée dans la taie de l’oreiller, mais ce jour-là, avant de quitter la maison, il avait retiré les balles du chargeur et déposé le pistolet dans le tiroir de la table de nuit. « Il ne le laissait jamais chargé », me dit sa mère. Je le savais, et je n’ignorais pas non plus qu’il rangeait ses armes dans un endroit et cachait les munitions dans un autre, très à l’écart, afin que personne ne cédât, même par hasard, à la tentation de les charger dans la maison. C’était une sage habitude imposée par son père depuis cette matinée où une servante ayant secoué l’oreiller pour en ôter la taie, le pistolet était parti tout seul en heurtant le sol ; la balle avait démantibulé l’armoire de la chambre, traversé le mur du salon, franchi avec un tintamarre de branle-bas de combat la salle à manger de la maison voisine et réduit en poussière de plâtre un saint grandeur nature sur le maître-autel de l’église, à l’autre bout de la place. Santiago Nasar, encore très petit, n’avait jamais oublié la leçon donnée par ce désastre. La dernière image que sa mère conservait de lui était celle de son bref passage dans sa chambre. Il l’avait réveillée alors qu’il cherchait un cachet d’aspirine dans le placard de la salle de bain, elle alluma et le vit devant la porte, un verre d’eau à la main, image dont elle se souvint toujours. Santiago Nasar lui raconta alors son rêve, mais elle n’accorda pas d’importance aux arbres. « Rêves d’oiseaux donnent la santé », dit-elle. Elle le vit de son hamac, dans la pose prostrée où je l’ai rencontrée éclairée par les dernières lueurs de la vieillesse, lorsque je revins dans ce village oublié pour essayer de refaire avec des éclats épars le miroir cassé de la mémoire. Elle avait beaucoup de mal à distinguer les formes dans la lumière crue du jour et portait plaquées sur les tempes les feuilles curatives avec lesquelles elle combattait la migraine éternelle que son fils lui avait laissée la dernière fois qu’il était entré dans sa chambre. Elle reposait sur le flanc et s’agrippait aux cordes du hamac pour essayer de se redresser ; dans la pénombre, il y avait cette odeur de baptistère qui m’avait surpris le matin du crime. Dès mon apparition sur le seuil, elle me confondit avec le souvenir de Santiago Nasar. « Il était là, me dit- elle. Il portait son costume de lin blanc lavé seulement à l’eau claire, car il avait la peau si délicate qu’il ne supportait pas le bruit de l’amidon. » Elle resta un long moment assise dans son hamac, à mâchonner des graines de cardamine, jusqu’au moment où se dissipa l’illusion que son fils était revenu. Alors elle soupira : « Il était l’homme de ma vie. » Je le vis dans son souvenir. Il avait eu vingt et un ans la dernière semaine de janvier ; il était svelte et pâle, avec les paupières arabes et les cheveux frisés de son père. Il était le fils unique, issu d’un mariage de raison, qui n’eut aucun moment de bonheur, mais il semblait heureux avec son père jusqu’au jour où celui-ci mourut subitement, trois ans plus tôt, comme il continua de le paraître en compagnie de sa mère jusqu’au lundi de sa mort. Il avait hérité d’elle son instinct. De son père, il avait appris dès sa tendre enfance le maniement des armes à feu, l’amour des chevaux et la maîtrise des grands oiseaux de proie ; mais de son père, il apprit aussi, comme des beaux-arts, le courage et la prudence. Ils parlaient entre eux en arabe, mais jamais devant Plácida Linero, pour qu’elle ne se sentît pas exclue. À aucun moment on ne les avait vus armés au village et ils n’y vinrent qu’une fois avec leurs oiseaux dressés, à l’occasion d’une démonstration de fauconnerie dans une fête de charité. La mort de son père avait contraint Santiago Nasar à abandonner l’école après ses études secondaires pour prendre en charge l’hacienda familiale. Par dons personnels, Santiago Nasar était gai, pacifique, et, de surcroît, il était homme de coeur. Le jour où il allait être abattu, sa mère pensa qu’il s’était trompé de date en le voyant vêtu de blanc. « Mais c’est aujourd’hui lundi », lui rappela-t-elle. Alors il lui avait expliqué qu’il avait mis une tenue de circonstance au cas où il aurait l’occasion de baiser l’anneau de l’évêque. Ce qui n’avait pas eu l’air d’intéresser Plácida Linero. q p « Il ne descendra même pas du bateau, lui dit-elle. Il vous bénira à la sauvette, comme d’habitude, et repartira comme il est venu. Il déteste ce village. » Santiago Nasar savait qu’elle avait raison, mais les fastes de l’Église exerçaient sur lui une fascination irrésistible. « On se croirait au cinéma », m’avait-il avoué un jour. En revanche, la seule chose qui préoccupait sa mère dans cette visite de l’évêque, c’était que son fils ne fût pas trempé par la pluie, car elle l’avait entendu éternuer durant son sommeil. Elle lui conseilla de prendre un parapluie, mais il lui fit de la main un signe d’adieu et quitta la chambre. Ce fut la dernière fois qu’elle le uploads/Marketing/ chronique-d-une-mort-annoncee-garcia-marquez-gabriel.pdf
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- Publié le Aoû 13, 2022
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