Recherche et Applications en Marketing, vol. 24, n° 1/2009 L’ethnomarketing : u

Recherche et Applications en Marketing, vol. 24, n° 1/2009 L’ethnomarketing : un élargissement de la recherche en comportement du consommateur à l’ethnologie Olivier Badot Professeur à l’ESCP-EAP et à l’IAE de Caen-Basse Normandie Professeur invité à la Telfer School of Management, Université d’Ottawa Christophe Carrier Directeur général de Leroy Merlin Veille et Prospective Bernard Cova Professeur titulaire à Euromed Management, Marseille Professeur invité à l’Università Bocconi, Milan Dominique Desjeux Professeur d’anthropologie sociale et culturelle Faculté des Sciences Humaines et Sociales, La Sorbonne (Paris 5) Professeur invité à USF (États-Unis) et à l’Université de Guangzhou (Chine) Marc Filser Professeur IAE de Dijon et Cermab-LEG (CNRS UMR 5118) Université de Bourgogne Les auteurs adressent leurs vifs remerciements aux lecteurs de cet article ainsi qu’à Dominique Roux pour ses conseils avisés. Les auteurs peuvent être contactés aux adresses électroniques suivantes : obadot@escp-eap.net ; christophe.carrier@adeoservices.com ; bernard.cova@euromed-marseille.com ; d.desjeux@argonautes.fr ; Marc.Filser@u-bourgogne.fr P É D A G O G I E INTRODUCTION Depuis une vingtaine d’années, l’élargissement du domaine d’application des méthodes du marke- ting et d’étude de la consommation a révélé le besoin de développer un appareillage conceptuel et métho- dologique (empruntant notamment à la sociologie, à l’anthropologie et à l’ethnologie) adapté à des pro- blématiques éloignées du simple achat d’un produit au sens strict (Dion, 2008). Cet appareillage va au- delà des modèles du comportement d’achat qui retiennent surtout les dimensions cognitives de la prise de décision pour prendre en compte l’ensemble du phénomène de consommation (Badot, 2005 ; Badot et Cova, 1992 ; Desjeux, 1990 et 2006 ; Filser, 1996 ; Hirschman et Holbrook, 1992 ; Sherry, 1987 et 1995). Il relève du courant dit interprétatif (ICR, Interpretive Consumer Research) de la recherche sur le comportement du consommateur (Beckmann et Elliott, 2000 ; Bergadaà et Nyeck, 1992 ; Holbrook et O’Shaughnessy, 1988) qui en effectuant un « tour- nant postmoderne » (Firat et Venkatesh, 1995) a conduit à la structuration d’un champ original de recherche (Arnould et Thompson, 2005), la « Consumer Culture Theory » (CCT), qui se définit comme « un champ interdisciplinaire comprenant les approches et les perspectives macro, interprétative, et critique du, et sur, le comportement du consomma- teur » (Belk et Sherry, 2007, p. xiii). Cela étant, ce besoin d’élargissement aux sciences sociales et notamment à l’ethnologie semble ne pas être, en science de gestion, réservé au marke- ting. En effet, Bonnafous-Boucher (2005) a montré comment la théorie des organisations s’est ouverte, à partir des années 1970, d’abord aux États-Unis puis en France, notamment à la sociologie ; ces travaux contribuant à dessiner les contours d’une sociologie de l’organisation qui s’exprime comme une sociologie de l’entreprise. Quoique moins institutionnalisées, des recherches ethnologiques sur l’entreprise et les Olivier Badot, Christophe Carrier, Bernard Cova, Dominique Desjeux, Marc Filser 94 RÉSUMÉ Cette contribution à caractère théorique analyse l’influence de l’ethnologie sur la recherche contemporaine en comportement du consommateur et en distribution. Sur cette base, elle définit la notion d’ethnomarketing et en précise la posture épistémolo- gique et les modalités opératoires. Enfin, une dernière partie détaille les apports managériaux de l’ethnomarketing. Mots clés : Ethnomarketing, ethnologie de la consommation, comportement du consommateur, comportement du magasineur. SOMMAIRE INTRODUCTION UN ÉTAT DES LIEUX DE L’ETHNOLOGIE DE LA CONSOMMATION ET DU COMMERCE Un développement de l’étude macro-sociale et micro-sociale de la consommation Une ethnologie du proche appliquée à la consommation Une ethnologie du proche appliquée au com- merce REGARD ET MODALITÉS OPÉRATOIRES DE LA RECHERCHE EN ETHNOMARKETING Une posture d’induction cadrée Une collecte à saveur ethnographique Une analyse culturelle Une interprétation anthropologique Une interprétation faisant place au réenchante- ment de la consommation APPORTS MANAGÉRIAUX DE L’ETHNOMAR- KETING L’élargissement de la caisse à outils de l’enquête en marketing La construction d’une offre hédoniste Une orientation client non superficielle CONCLUSION ET PERSPECTIVES organisations ont également fait florès, notamment sous l’impulsion du Centre de recherche en gestion de l’École polytechnique à Paris. Cependant, Bonnafous-Boucher (2005) regrette que lorsque les chercheurs en gestion s’engagent dans une approche ethnologique, ils n’utilisent la plupart du temps qu’une infime partie des potentiels de la discipline en la réduisant à une méthode sinon à une technique : l’observation participante. Les développements récents du marketing et du comportement du consommateur semblent, sous l’influence de cou- rants nord-américains, anglais et français, ne pas tomber dans cette ornière en proposant des interpréta- tions ethnologiques (étude des potentialités, des sys- tèmes symboliques, des connotations du religieux, des rites, de la production mythique, etc.) qui ont pour qualité première un regard anthropologique sur la consommation, c’est-à-dire une analyse culturelle des phénomènes observés (Sunderland et Denny, 2007). Un mot a été forgé par Desjeux dès 1987 pour désigner cette démarche : l’ethnomarketing (Desjeux, 1990). L’application de l’ethnologie à l’étude du com- portement du consommateur ou du magasineur, que sa finalité soit actionniste ou non, pourrait donc être qualifiée d’« ethnomarketing ». Dans un cadre moins actionniste, l’ethnomarketing constituerait, au serv- ice de la compréhension du comportement du consommateur et du magasineur, un regard différent et un élargissement des méthodes existantes selon des modalités développées plus loin. Dans une perspec- tive plus actionniste et gestionnaire, la finalité de l’ethnomarketing serait d’identifier, à partir de l’ob- servation ethnographique et de l’analyse anthropolo- gique, des propositions destinées à des opérateurs du monde des affaires traductibles en appareillage mar- keting (positionnement, ciblage, stratégie marketing, marketing-mix, etc.). L’apport de l’ethnomarketing est supposé être générateur d’un accroissement de performance commerciale (nombre de clients, chiffre d’affaires, taux de retour, etc.), marketing (satisfac- tion, notoriété, image, etc.) et/ou financière (profitabi- lité, valorisation de la marque, etc.). L’ethnomarke- ting se différencie ainsi clairement des disciplines mères que sont l’anthropologie, l’ethnologie et l’eth- nographie (voir Encadré 1). Dans ce contexte, cette contribution à caractère théorique propose, dans un premier temps (1), une L’ethnomarketing : un élargissement de la recherche en comportement du consommateur à l’ethnologie 95 Encadré 1. – Les disciplines mères de l’ethnomarketing (Adapté de Monjaret et Provost, 2003) L’anthropologie est la science de l’homme, de ses origines, de son histoire, de ses mœurs et de ses activités. Englobant les champs de la préhistoire, de l’ethnologie et de la sociologie, elle situe son analyse dans une perspective théorique et comparatiste. Si l’anthropologie physique s’intéresse aux aspects biologiques de l’homme, l’anthropologie économique aborde les modes de production de la vie matérielle et l’anthropologie sociale, l’organisation sociale et familiale, le politique, le religieux. L’ethnologie est la discipline qui, par synthèse et analyse des « données de terrain », s’intéresse à l’étude des cultures (aux variants et invariants) à partir d’enquêtes qualitatives sur des petites unités sociales. Après avoir étudié des sociétés éloignées, les ethnologues occidentaux se sont penchés, à partir des années 1970, sur leur propre société, d’abord rurale puis urbaine. Les chercheurs anglo-saxons nomment l’ethnologie, « anthro- pologie culturelle ». Si l’anthropologie et l’ethnologie sont des disciplines, l’ethnographie est une méthode d’enquête qui mobilise en priorité des entretiens informels avec des informateurs privilégiés et des observations in situ, plu- tôt participantes, consignées dans un « carnet de terrain » nommé aussi « journal de terrain » ou « journal de bord ». L’ethnographe peut également mobiliser des entretiens plus formels (de type semi-directif ou ouvert), voire une enquête par questionnaires afin de vérifier une tendance repérée par une approche plus qualitative. L’analyse procède par un va-et-vient entre les données collectées et l’interprétation progressive d’indices finissant par produire un fil conducteur explicatif général. analyse des apports de l’ethnologie (principalement de la consommation et du commerce) à la recherche contemporaine en comportement du consommateur et en distribution. Dans un deuxième temps (2), seront précisées les modalités opératoires de la recherche en ethnomarketing et, notamment, les diffé- rents temps de cette approche. Une troisième partie (3) signalera les apports managériaux de l’ethnomar- keting. Enfin, une conclusion posera la question des limites de la démarche et les pistes d’évolution de l’ethnomarketing. UN ÉTAT DES LIEUX DE L’ETHONOLOGIE DE LA CONSOMMATION ET DU COMMERCE Cette première partie retrace les apports des sciences sociales à l’étude de la consommation et du commerce et présente les principales sources et caractéristiques de l’ethnologie de la consommation et du magasinage et des lieux du commerce. Enfin, elle synthétise, dans un tableau, les principaux tra- vaux, fondateurs et plus récents, en les rattachant aux thèmes principaux du courant de la Consumer Culture Theory. Un développement de l’étude macro-sociale et micro-sociale de la consommation L’analyse de la consommation peut être effectuée à différents niveaux, à différentes échelles d’observa- tion qui ne produisent pas les mêmes résultats (Desjeux, 1998). Ainsi, les économistes et les psy- chologues ont-ils mis principalement l’accent sur l’analyse des motivations et des décisions d’achat à travers le modèle explicatif de la rationalité du consommateur faisant de la consommation un acte individuel. Les sciences sociales comme l’histoire, mais surtout l’anthropologie, la sociologie ou l’eth- nologie ont proposé d’autres approches, soit à d’autres échelles d’observation (macro et micro- sociales), soit suivant un autre découpage de la réa- lité. Au niveau macro-social, c’est principalement sous la pression de chercheurs anglo-saxons, et notamment britanniques comme Daniel Miller, Colin Campbell, Peter Corrigan uploads/Marketing/ethno-marketing 2 .pdf

  • 25
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Fev 17, 2021
  • Catégorie Marketing
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2871MB