1 PHYSIQUE ET PHILOSOPHIE Etienne Klein klein@dsmdir.cea.fr Beaucoup d’entre vo

1 PHYSIQUE ET PHILOSOPHIE Etienne Klein klein@dsmdir.cea.fr Beaucoup d’entre vous se disent préoccupés par la « désaffection » (mais s’agit-il vraiment d’une affaire d’affect ?) des jeunes pour la physique. Il y a aussi, paraît-il, une désaffection des jeunes pour les études de philosophie. L’idée de parler de « Physique et philosophie » est donc une idée sinon suicidaire, du moins saugrenue, à moins que par un phénomène d’anti-interférence, du désamour ajouté à du désamour puisse produire de la passion amoureuse. « Physique et philosophie », voilà en tout cas un titre qui peut paraître ambitieux. Vous trouverez toutefois des gens pour vous expliquer que le domaine d’intersection entre la physique et la philosophie est l’ensemble vide, que la physique s’est définitivement émancipée de la philosophie, et que c’est d’ailleurs cette émancipation qui signe l’acte de naissance de la physique moderne. Selon eux, il se serait en somme passé avec la physique et la philosophie le même mouvement de libération que celui qui s’est produit chez les Grecs entre le Logos, le discours rationnel, et le mythos, le mythe, libération qui avait signé l’acte de naissance de la philosophie : on essayait pour la première fois de répondre aux questions qu’on se posait non en répétant les réponses fournies par les mythes, mais en essayant de raisonner sur les réponses possibles. Mais vous trouverez aussi des gens, dont je fais partie, qui voudront vous expliquer que ce sujet est réalité un grand sujet, impossible à traiter en une heure, car la philosophie ne cesse pas de rôder autour de la physique, et même dans la physique, et qu’elle n’est jamais aussi présente au cœur même de la physique que lorsque celle-ci fait mine de s’en être débarrassé. À quoi sert la philosophie des sciences ? Je voudrais d’abord essayer de répondre à cette question en prenant le point de vue d’un simple praticien de la physique travaillant au sein d’un grand organisme de recherches. La réponse spontanée que je suis tenté de donner à la question posée s’énonce de façon assez simple : en apparence, la philosophie des sciences n’est d’aucune utilité concrète dans la vie professionnelle des physiciens, que celle-ci se déploie dans le domaine de l’expérience ou dans celui de la théorie. De belles et grandes carrières ne se mènent-elles pas sans que le moindre intérêt lui soit porté ? Et ne sont-ils pas rares les chercheurs qui, bousculés par l’agitation des laboratoires et pressés par le bon respect des désormais sacro-saints plannings, jugent nécessaire de lui consacrer un peu de leur temps ? Dans les lieux de production des savoirs scientifiques, nul signal officiel ne vient en tout cas encourager les chercheurs à s’extraire d’une certaine forme d’activisme monomaniaque. La philosophie des sciences y est généralement considérée comme un violon d’Ingres 2 désuet (un « plaisir d’antiquaire »1, dirait Dominique Lecourt) auquel on ne saurait s’adonner qu’en sourdine. De fait, son statut est au mieux celui d’un bruit de fond intellectuel qui ne porte pas à conséquences. Pour les esprits épris de rigueur, cette quasi-absence de la philosophie des sciences dans les lieux abritant la science en train de se faire n’a que des vertus, ne serait-ce que parce qu’elle incite les physiciens à une certaine réserve philosophique, forcément jugée saine. Ces derniers s’épargnent ainsi de prendre part à bien des débats hasardeux et stériles qu’il est plus sage de laisser en pâture aux philosophes. Que pourraient-ils y trouver à glaner ? Les sciences ne se sont-elles pas héroïquement émancipées de la philosophie ? Et n’est-ce pas précisément en se débarrassant d’une certaine « gadoue métaphysique »2 (pour parler comme Steven Weinberg) qu’elles ont fini par conquérir leur puissance et leur efficacité ? En outre, ajoutent les mêmes esprits toujours épris de rigueur, il semble que les philosophes des sciences ne soient ni des véritables philosophes, ni de véritables scientifiques. Ces gens-là se réfèrent-ils seulement à une méthodologie bien définie ? De loin, on constate plutôt qu’ils n’hésitent pas à braconner dans l’hétéroclite et l’arbitraire. Et de fait, leurs discussions, souvent abstruses et proches de la scolastique, n’ont guère d’impact sur la façon dont les travaux des scientifiques progressent. Il n’est donc pas étonnant qu’on leur reproche d’arriver toujours après la bataille (c’est-à-dire après les découvertes ou les révolutions) avec pour seul rôle de remettre un peu d’ordre dans le champ des idées, le plus souvent en inventant quelques mots en isme supplémentaires. Les reproches de ce type sont si récurrents qu’ils ont fini, silencieusement, par s’agréger pour former une sorte de ritournelle antiphilosophique qui fait d’une prétendue « déraisonnable inefficacité » de la philosophie des sciences un élément fondateur de la doxa des laboratoires : pourquoi diable faudrait-il s’intéresser aux filiations conceptuelles inaperçues qu’exhibent parfois les philosophes des sciences ? Quel intérêt suprême y aurait-il à tenir compte de la démarcation que ces derniers s’acharnent à préciser entre la science et d’autres démarches de connaissance ? Les critères de cette démarcation ne vont-ils pas de soi ? Et quelle efficacité tangible gagnerait-on à s’intéresser aux catégories philosophiques qui dirigent le jugement des scientifiques ou à exhiber les « gonds » autour desquels leur pensée pourrait avoir tourné ? Le monde de la recherche a si bien su séparer la science de ce qui n’est pas vraiment elle qu’en son sein tout semble aller pour le mieux : les mélanges des genres, bien connus pour leur capacité de nuisances, n’y sont-ils pas devenus impraticables ? Mais à mieux y regarder, l’indifférence commune des physiciens à l’égard de la philosophie des sciences a des effets aussi discrets que pervers. Passons rapidement sur le fait mineur qu’elle leur garantit implicitement un certain confort intellectuel, soit en les retenant de devoir trancher d’épineuses questions (par exemple sur le lien qui existe entre le réel et sa représentation), soit en les incitant au contraire à pratiquer une sorte de « philosophie spontanée » qui est, à cause de sa naïveté ou de ses outrances, aux antipodes de la philosophie. Car la séparation entre la pratique de la science et l’activité philosophique provoque des dégâts collatéraux autrement plus graves. D’abord, elle peut être interprétée comme la marque d’une sorte de mépris de la part des acteurs de la science pour toutes les questions qui transcendent l’opérativité de leurs disciplines, laissant accroire que la science est devenue une entreprise exclusivement 1D om i ni que Lecourt , À quoi sert donc l a phi l osophi e ? D es sci ences de l a nat ure aux sci ences pol i t i ques, PU F, col l ect i on « Pol i t i que d’ auj ourd’ hui », 1993, p. 31. 2 St even W ei nberg, Le rêve d’ une t héori e ul t i m e, Edi t i ons O di l e Jacob, 1997, p. 159. 3 productiviste. Ensuite, en incitant les physiciens au mutisme philosophique, en retenant les acteurs ordinaires de la recherche de dire ce qu’ils pensent de ce qu’ils savent, en coupant la physique de la métaphysique, elle prend les allures d’une démission collective. Cette démission a, à mes yeux, au moins trois effets dévastateurs. Le premier est que la science se trouve implicitement réduite (et ensuite assimilée) à l’ensemble des objets qu’elle permet de produire, au point qu’on semble désormais se contenter d’une présentation purement descriptive des travaux de recherche. Le deuxième effet est qu’en désertant ainsi le terrain de la réflexion philosophique, on laisse le champ libre, d’une part à des formes très plates de « communication » sur les sciences, d’autre part à l’inanité sonore des cuistres. Le troisième effet insidieux de cette démission est qu’elle malmène une ambition de l’esprit fort précieuse, à savoir l’unité de la pensée et du savoir, alors même que certaines découvertes invitent à transgresser les frontières posées à la connaissance par certaines philosophies trop datées et à reposer des questions métaphysiques fondamentales. Combien sont-ils en vérité ceux qui, dans les laboratoires, se posent vraiment la question de déterminer par où les avancées des connaissances sollicitent l’interrogation philosophique ? Je pense pour ma part qu’en laissant la philosophie des sciences hors de ses murs, la science se prive dangereusement de l’apport le plus essentiel de la philosophie, qui est la « critique du langage ». Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, souvenons-nous de ces cinq propositions de Wittgenstein, qui sont peut-être les plus tranchantes du Tractatus logico-philosophicus (4.112) : « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »3 Or il est assez facile de voir que la physique contemporaine manque cruellement, aussi bien dans sa construction que dans sa présentation, d’un travail uploads/Philosophie/ physique-et-philosophie.pdf

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