A. Brenner 2020-2021 M1-V22PH5 Chapitre 3 Philosophie scientifique et épistémol

A. Brenner 2020-2021 M1-V22PH5 Chapitre 3 Philosophie scientifique et épistémologie §1 La réception de L’avenir de la science La publication par Renan de L’avenir de la science en 1890 a pour effet d’attirer de nouveau l’attention sur le projet d’une philosophie scientifique. Abel Rey, qui entreprend une thèse de doctorat vers 1895, tient manifestement Renan en estime. Des années plus tard, dans son article « Vers un positivisme absolu », il dévoile ses convictions en ces termes : « C’est le secret de l’avenir de savoir si la science pourra un jour ‘donner à l’humanité ce qui lui manque : un symbole et une loi’, selon la belle expression de Renan […]. Mais une philosophie n’y pourrait-elle point parvenir, si elle sortait par la force des choses d’une œuvre aussi collective et aussi susceptible de rallier le consentement général, que la science dans son évolution actuelle ? […] Cette philosophie scientifique […] serait œuvre collective non seulement par ceux qui explicitement concourent à sa systématisation, mais encore par tous ceux qui implicitement fournissent ses matériaux. Elle ne ressemblerait donc guère aux tentatives anciennes, du genre de celle de Comte. »1 Rey manifeste cependant une certaine prudence vis-à-vis du projet formulé par Renan dans sa jeunesse. Il ne saurait s’agir que d’un idéal vers lequel tendent nos efforts. Mais c’est sur ce modèle, plus pluraliste et moins hiérarchique que celui de Comte, qu’il s’appuie. 1 Abel Rey, « Vers un positivisme absolu », dans A. Brenner, Les textes fondateurs de l’épistémologie française, Paris, Hermann, p. 211. Renan est une source d’inspiration de Rey, voir La philosophie moderne, Paris, Flammarion, 1908, pp. 306, 321. 30 De façon analogue, Gaston Milhaud cite Renan en épigraphe de son premier ouvrage Leçons sur les origines de la science grecque de 1893, à propos de la formule du miracle de la Grèce antique. Il donne en conclusion ce commentaire : « C’était vraiment la naissance de la raison et de la liberté2. » Il s’appuie encore sur Renan pour défendre sa thèse de la science désintéressée3. Mais il perçoit chez lui une influence persistante de Comte et de ce qu’il n’hésite pas à appeler sa philosophie scientifique. Milhaud prend alors ses distances. Il évoque la lecture de travaux intervenus entre-temps, dont ceux de l’historien des sciences Paul Tannery : cette lecture « est certainement une de celle qui ont le plus contribué à me mettre en défiance contre la philosophie scientifique de Comte »4. §2 Les conventions en science La réception du livre de Renan coïncide avec un vigoureux développement de la philosophie des sciences signalé par les premiers textes de Poincaré et de Duhem. C’est Poincaré qui donne le signal de départ de la discussion. Dès 1891, dans « Les géométries non euclidiennes », il introduit de manière audacieuse le terme de convention pour caractériser les axiomes de la géométrie : ce ne sont ni des jugements synthétiques a priori ni des faits expérimentaux. Par là, il prétend dépasser l’alternative traditionnelle de l’a priori et de l’empirique. Il rejette explicitement à la fois la conception d’Emmanuel Kant et celle de John Stuart Mill. Cette prise de position s’appuie sur la révolution qui s’est opérée en mathématiques avec la découverte des géométries non euclidiennes. La thèse de Poincaré au sujet des hypothèses géométriques constitue le cœur de l’exposé systématique qu’il donnera, une dizaine d’années plus tard, dans La science et l’hypothèse. Dans cet ouvrage, Poincaré précise à la fois le rôle et les limites des conventions dans les différentes branches des sciences mathématiques et physiques. Il s’agit de répondre à la question de l’application du langage mathématique à la réalité 2 Milhaud, Leçons sur la naissance de la science grecque, Paris, Alcan, 1893, p. 306. 3 Milhaud, Le rationnel (1898), Paris, Alcan, 1939, p. 89-91. 4 Milhaud, Nouvelles études sur l’histoire de la pensée scientifique, Paris , Alcan, 1911. 31 physique. Entre la sphère a priori des mathématiques pures et la sphère a posteriori de la physique expérimentale s’intercalent les sciences intermédiaires que sont la géométrie, la mécanique et certaines parties de la physique théorique. Poincaré étend sa thèse, qualifiant de conventions les principes très généraux de la physique, tel que le principe d’inertie. Mais c’est Duhem qui donne, dans ce domaine, la formulation la plus marquante. Sa conception est suscitée par la crise qui secoue la physique : la constitution d’une thermodynamique indépendante de la mécanique. Duhem commence à exposer ses idées au même moment que Poincaré. Il emploie lui aussi le concept de convention : les hypothèses de la physique n’émanent pas directement de l’expérience ; elles représentent le libre choix du théoricien5. Cette coïncidence ne manque pas de frapper leurs contemporains. Dans son article de 1894, « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », Duhem énonce sa thèse dite holiste: une expérience de physique ne peut jamais condamner une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble théorique. Cette analyse de la physique expérimentale fournit la clé de voute de la présentation proposée par Duhem, en 1906, dans La théorie physique, son objet et sa structure. En effet, le contrôle expérimental dont il est question figure l’une des quatre opérations constitutives de la construction théorique. Ces opérations s’accompagnent d’une définition du but de la théorie : fournir une représentation abstraite des lois expérimentales. Ce que Duhem veut éviter c’est une régression explicative, conduisant de cause en cause à une explication ultime. Car une telle démarche relèverait de la métaphysique. Elle reviendrait à nier l’autonomie de la physique et à restreindre la liberté du théoricien. L’originalité de Duhem ne réside pas tant dans l’usage du terme de représentation, depuis longtemps usuelle chez les physiciens, que dans le fait que cette représentation concerne les lois et non les phénomènes. Nous avons ainsi une construction à deux étages, et le rapport au réel est désormais médiatisé par les lois expérimentales. En d’autres termes, 5 Pierre Duhem, « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », Revue des questions scientifiques, t ; 31, 1892, pp. 139-177 ; passage cité, p. 157. 32 le développement formel est entièrement séparé de l’interprétation empirique fournie par les procédés de mesure. On se rapproche de la notion d’axiomatique qui sera mise en avant par Albert Einstein et par les positivistes logiques. Ce double résultat est aussitôt saisi par des penseurs qui vont l’insérer dans un cadre proprement philosophique. Rey propose une synthèse des premiers articles de Duhem sous la dénomination de philosophie scientifique6. Gustave Le Bon, directeur de collection chez Flammarion, inaugure sa collection, « Bibliothèque de philosophie scientifique », par La science et l’hypothèse de Poincaré. Même si celui-ci n’emploi pas cette expression, on peut comprendre que ses lecteurs aient été conduits à classer son ouvrage dans cette rubrique. Nous avons évoqué le lien entre les recherches scientifiques de Poincaré et de Duhem et leurs conceptions philosophiques. Or ce lien leur permet d’attribuer à la philosophie des sciences un rôle dans l’enseignement scientifique. Les ouvrages philosophiques de Poincaré sont composés de textes de nature différente : préfaces ou introductions à des cours, communications scientifiques, mais aussi interventions dans des congrès philosophiques. Poincaré n’hésite pas à soulever devant ses collègues scientifiques des sujets tels que le rôle de l’intuition ou l’unité de la nature. Il n’hésite pas non plus à montrer aux philosophes que les nouvelles découvertes scientifiques bouleversent les conceptions traditionnelles7. Poincaré note que le progrès se fait en croisant les avancées accomplies successivement dans chacune des branches de la science. Aussi affirme-t-il au sujet des mathématiques comme de la physique : « l’histoire de la science doit être notre premier guide »8. Quant à Duhem, il souligne constamment les liens entre son œuvre philosophique et son œuvre scientifique. Il fait remonter l’ébauche de sa doctrine à un défi pédagogique : présenter la thermodynamique de façon rigoureuse et intelligible. Les concepts et les principes de cette branche de la physique se distinguent par leur généralité et leur 6 Rey, « La philosophie scientifique de M. Duhem », Revue de métaphysique et de morale, t. 12, 1904, pp. 699-744. 7 Poincaré intervient au Premier Congrès international de philosophie de 1900 ; son texte « Sur les principes de la mécanique » est repris dans La science et l’hypothèse, chap. 6 et 7. 8 Poincaré, Science et méthode (1908), p. 111. Cf. La science et l’hypothèse, p. 162. 33 abstraction. Duhem se donne pour tâche de « reprendre jusqu’en ses fondements l’analyse de la méthode par laquelle se peut développer la théorie physique »9. Les écrits philosophiques fournissent une explication et une justification de cette démarche. Duhem rejette une conception empiriste naïve ; c’est le sens de sa critique de la méthode newtonienne et de l’expérience cruciale. Les grands postulats scientifiques ne peuvent plus être présentés comme le résultat direct de la raison commune ou de l’expérience ordinaire. La solution que Duhem préconise est de recourir à l’histoire des sciences. Il ne s’agit pas seulement d’un supplément d’âme pour le scientifique ; l’histoire lui est indispensable. On fera parcourir à l’étudiant uploads/Philosophie/ 1-la-reception-de-textes-fondateurs-de-l-x27-epistemologie-francaise-paris-hermann.pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager