L’enlèvement au cœur du mythe Michel Boccara Le mystique considère ses dons com
L’enlèvement au cœur du mythe Michel Boccara Le mystique considère ses dons comme l’effet du bon plaisir divin, comme des charismes, des grâces, dont il est indigne et dont il redoute les effets pour son humilité ; le médium pense devoir ses réussites à l’influence des esprits qu’il évoque ou fait évoquer en son nom par d’autres suppôts et managers du diable, avec l’arrière-pensée cupide de s’en rendre maître et de pouvoir en disposer à volonté. L’un est mort au monde, l’autre s’exhibe. Blaise Cendrars, Le nouveau patron de l’aviation (p. 247) I Introduction La question de l’enlèvement est directement liée à celle du déplacement, si importante en psychanalyse. Proposée comme thème central de réflexion pour ce colloque, elle est aussi liée à une approche du mythe en termes de pratiques sociales. Repenser le mythe nous demande donc de repenser la question de la pratique. Cela pose plus généralement la question de la relation entre la pratique et la langue, dire et faire, et entre la pratique et la pensée, penser et faire. Pour reprendre la formulation d’Austin, si « dire c‘est faire », alors parler c’est d’abord faire acte de langage et la question de la pratique, d’un sens pratique, comme le disait Bourdieu, ne peut se dissocier de celle de la pratique/des pratiques du langage telles que chanter, parler, écrire... c’est-à-dire non seulement les effets des pratiques langagières sur les pratiques sociales, mais aussi les pratiques langagières comme pratiques sociales. Réduire le mythe à la parole, et la relation de l’homme au mythe à la pensée mythique en oubliant les pratiques, c’est oublier que la parole, et la pensée sont fondamentalement des pratiques. Elles sont des pratiques particulières, secondaires, issues de pratiques primaires antérieures. Pour parler en termes freudiens : parole et pensée sont des processus secondaires, mais en tant que pratiques, elles participent des processus primaires. Une des raisons pour lesquelles j’ai eu l’idée, avec Bertrand Méheust, d’organiser un colloque autour du thème de l’enlèvement et de celui du mythe en général, c’est que je pense que le mythe est un bon concept anthropologique : il pose des questions universelles, c’est-à- dire des questions qui se posent pour un très grand nombre de sociétés (il y a toujours des exceptions). Ces questions touchent à la nature même de la connaissance et de la pensée, c’est pourquoi je pense que l’on doit aujourd’hui définir les contours d’une nouvelle branche de la philosophie : l’épistémologie mythique ou épistémythologie. L’épistémologie mythique aura pour visée de comprendre comment mythe et logique – mûthos et logos – peuvent contribuer ensemble à résoudre les grandes questions portant sur la nature de la connaissance, questions que, pour certaines, l’homme se pose peut-être depuis son origine. Le fait que mythe signifie, dans son étymologie grecque, « parole vivante » me paraît justement le prévenir contre les dérives ethnocentriques d’autres concepts anthropologiques dont certains sont en jeu dans ce colloque : chamanisme, possession, rituel, magie… Originellement, la parole peut être conçue comme un déplacement. La structure même, duelle, de la parole (double articulation, signifiant/signifié...) renvoie au déplacement originel qui s’est opéré avec la naissance du langage, dans le “signe sonore” à double face qui, en dehors de lui-même, désigne un autre, une autre chose, un contenu autre... dont il est la forme et qui l’informe. Le mythe mutique Il faut faire aussi état d’une autre étymologie, plus incertaine, celle ou mûthos pourrait être associé à mutique, c’est-à-dire à un mouvement qui précède la parole : cette étymologie rendrait donc compte d’un processus antérieur à la parole. La parole surgirait donc d’un premier déplacement, ou d’une première activation de l’appareil phonatoire, à partir d’autres formes expressives : notamment le langage des mains ou encore celui des postures du corps. On retrouve une trace de cette étymologie dans la phénoménologie des vécus mythiques ou un silence doit suivre le vécu avant qu’il ne soit possible de parler sous peine d’une punition terrible entraînant la maladie, la folie, voire la mort. Une structure similaire caractérise le délire paranoïaque avec une phase mutique, correspondant à la phase culminante du délire, et un moment de parole, où le sujet entre dans un processus de guérison (processus que Freud a bien exposé dans le cas Schreber). L’invention de la logique On peut faire l’hypothèse d’une invention de la logique à partir du mythe, c’est-à-dire de l’émergence de la démarche logique comme une invention des anciens chamanes pour se sortir de certaines impasses de la pensée et des pratiques mythiques. Pour donner un exemple, Colli propose de voir chez Parménide, et son “disciple” Zénon, un chaînon essentiel de ce mouvement, en pointant chez Zénon l’invention du raisonnement par l’absurde, Parménide et Zénon seraient ainsi des “chamanes” inventeurs des fondements de la logique moderne. La logique s’est ensuite développée en recouvrant le mythe et en s’y opposant. Aujourd’hui, il est possible d’envisager un troisième mouvement où le langage revient sur ses origines : ce mouvement de retour dialectique, je propose de le définir comme l’exercice mythologique, en entendant bien les deux mots mythe et logique, c’est-à-dire l’effort pour construire une synthèse du point de vue mythique et du point de vue logique. La mythologie, dans le sens où je la définis, ne serait donc pas un état passé, mais, essentiellement un état à venir, à construire. Une mythologie scientifique On peut aussi définir ce mouvement comme proposant la fondation d’une mythologie scientifique. Une mythologie scientifique est un domaine disciplinaire qui se situe dans le champ scientifique, en utilise les règles et les méthodes, tout en se déplaçant en même temps dans un autre champ qui relève d’autres règles et d’autres méthodes que celui de la science. La mythologie scientifique est donc un approfondissement de l’exercice mythologique en tant qu’il est combinaison du point de vue logique et du point de vue mythique. Dans cet exposé je voudrais aborder trois questions théoriques particulières. 1- L’espace mythique et la problématique de “l’autre monde”, avec, en corollaire, la notion d’espace transitionnel, concept emprunté à Winnicott. Ce concept peut renvoyer au concept de “between”, “entre–deux” ou “espace intermédiaire”, développé par Deborah Rose et Franca Tamisari dans leur pratique et leur analyse du Dreaming ou monde mythique australien. 2- Enlèvement et langage 3- Organisation du psychisme et interrelations corps-esprit. Mais auparavant je voudrais proposer une approche générale du mythe. II Approche générale du mythe Position historique : le mythe et la parole Rappelons le point de départ de la « question » du mythe chez les Grecs, d’après la « version » de Marcel Detienne : Mûthos est « un synonyme de lógos, tout au long du VIe siècle et même dans la première moitié du Ve »… entre le VIe et le Ve siècle, un glissement va cependant s’opérer. Ce partage entre mûthos et logos s’amorce « presque voilé » avec Hérodote et Pindare qui établissent une séparation entre « leur propre discours et l’incroyable, l’absurde, la menterie stigmatisés par le mot “mythe” », il se poursuit plus violemment avec Thucydide, l’historien de la Guerre du Péloponnèse qui « rompt délibérément avec tout ce qui se trame de bouche à oreille, rumeurs et idées toutes faites dont la mémoire des Grecs est encombrée », et s’achève enfin, avec outrance chez Platon, qui « en plus d’une occasion... recourt au mot mythe pour désigner d’un geste, à la fois commode et reçu, la sottise d’un argument ou l’absurdité d’un adversaire ». Mais ce sens de « parole vivante » qui fait du mot mûthos tantôt un synonyme du mot logos, tantôt son opposé, malgré le “coup de force” des premiers historiens grecs parachevé par Platon, ne s’éteint pas pour autant. Dans l’histoire de la philosophie, il reste vivant et nous en retrouvons une expression moderne avec J. L. Austin, un des meilleurs représentants de la philosophie analytique anglaise, qui considère la parole d’abord comme une pratique. Pour résumer sa pensée, on peut reprendre la formule qui sert de titre français à un de ses livres : “dire c’est faire”. La parole vivante est essentiellement active : elle « impressionne » son auditeur. Dans les Suppliantes d’Eschyle, Pélasgos s’écrie: « Il ne s’agit point là de mots inscrits sur des tablettes, ni scellés dans des rouleaux de papyrus. Tu entends ici le clair langage d’une parole libre ». C’est à la fois dans la relation fondamentale du mûthos avec la parole vivante et agissante, puis dans le partage qui va s’opérer entre le VIe et le Ve siècle entre un logos raisonnable et un mûthos absurde et irrationnel, que le concept moderne de mythe se construit. Comme affirmation de la puissance de la parole et comme révolte contre l’écrit logique : déjà chez les Grecs, « Grammairiens et lexicographes interprètent le mot mythe par rébellion, insurrection, guerre civile (stasis) ». Plus de deux mille ans plus tard, Bataille reprendra le flambeau de la rébellion. Le mythe surgit alors, sous sa plume, comme une manifestation de cette violence incontrôlable de la pensée qui met à sac la science et qui se uploads/Philosophie/ l-x27-enle-vement-au-coeur-du-mythe.pdf
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- Publié le Oct 19, 2022
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