Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 143 ÉTHIQUE ET COMPÉTENCE – LA PL

Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 143 ÉTHIQUE ET COMPÉTENCE – LA PLACE DE LA PHILOSOPHIE DANS LA FORMATION PROFESSIONNELLE DES ENSEIGNANTS Marie-Hélène Motard Les années 90 ont vu se développer à l'échelle de l'Europe, et plus largement, au sein de l'O.C.D.E1, l'usage de la notion de compétence, en relation avec la volonté d'unifier les systèmes éducatifs et d'utiliser les évaluations internationales comme instrument de pilotage des systèmes éducatifs. La mise en place du socle commun de compétences constitue, à cet égard, une des façons dont s'est traduite en France l'inscription du système éducatif dans le cadre européen de formation. Le référentiel de formation des maîtres n'est pas resté étranger à ce changement de sémantique, lequel se compose lui aussi d'un ensemble de compétences à acquérir, dont la première « agir en fonctionnaire de l'Etat et de façon éthique et responsable » retiendra principalement notre attention. 1 Organisation de coopération et de développement économiques Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 144 Cette compétence, qui fait l'objet d'une évaluation dans le cadre des concours d'entrée dans l'éducation nationale et lors de l'année de stage, se décline en un ensemble de connaissances (connaissance du système éducatif, son histoire, ses structures), de capacités (se situer dans la hiérarchie scolaire) et d'attitudes (respecter dans sa pratique quotidienne les règles de déontologie liées à l'exercice du métier) ; trois termes à travers lesquels se précise la notion de compétence. L'idée que l'éthique puisse ainsi faire l'objet d'une évaluation dans le cadre d'un concours a été largement contestée au moment de l'introduction de cette épreuve, conduisant certains membres du jury de l'agrégation de philosophie à démissionner en juin 2010. L'importance qui est donnée à la dimension règlementaire, et qui retient ici notre attention, nous amène à formuler une première question, à savoir : suffit-il, pour agir de façon éthique et responsable, de connaître la règle et de s'y conformer ? Ce qui amène, de fait, une double question, celle de la formation de la conscience professionnelle (comment se forme une conscience professionnelle ?) et celle du rôle que peut avoir dans cette formation, un code de déontologie (la connaissance d'un code de déontologie peut-elle suffire à offrir la garantie d'un agir éthique et responsable ?). La référence que nous faisons d'emblée à la notion de code de déontologie s'explique par le fait que la première compétence du référentiel de formation des maîtres suppose connu du candidat le code de déontologie de la fonction publique, sans compter qu'il y a aujourd'hui un débat sur la question de savoir s'il faut ou non un code de déontologie des enseignants tout comme il y en a pour les médecins, les avocats, les prêtres ou les assistants de service social ; ce qui veut dire qu'on attend de l'explicitation des obligations professionnelles des enseignants un progrès « moral » de la profession, Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 145 condition pour que se renoue, aux vœux de certains, « le pacte de confiance » entre l'école et ses usagers [6 ; 7]. Il s'agit, par le présent propos, d'apporter une contribution à ce débat. La thèse que nous allons soutenir est qu'il ne suffit pas de dire la règle et d'attendre de celui à qui l'on s'adresse qu'il s'y conforme pour avoir la garantie d'un agir éthique et responsable. Nous pensons que la formation de la conscience professionnelle est une affaire autrement plus compliquée, ce qui est lié justement à la complexité de la vie éthique dans le cadre du travail. C'est ce point que nous avons choisi de développer en premier lieu, à savoir en quoi le travail est-il une activité éthique à part entière ?, pour dans un second temps, aborder la question du code de déontologie, de son statut au regard d'une éthique professionnelle. 1. En quoi le travail est-il une activité éthique à part entière ? Cette question se pose d'autant plus que la distinction opérée par Aristote dans L'éthique à Nicomaque, entre la poiésis et la praxis, entre la fabrication et l'action, a situé dans une extériorité les activités productives, qui n'ont pas leur fin en elles-mêmes, et l'action morale et politique, qui est à elle-même sa propre fin. Dans Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Yves Schwartz souligne comment cette distinction d'Aristote a eu pour conséquence, et pendant longtemps, de rendre le travail étranger à Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 146 l'éthique. Il commente : « Au fond toutes les manières de ne pas voir comment l'activité de travail rencontre directement le champ de l'éthique ont pour fondement un regard trop pauvre, mutilant sur celle-ci » [8, p. 551]. Le problème qui est soulevé ici est celui de la méconnaissance de ce en quoi consiste l'activité réelle de travail, en particulier de ses modes opératoires, méconnaissance qui n’est pas loin du déni. Or, écrit Schwartz : « Il n'y a pas de situation de travail qui n'exige d'un sujet des choix, des arbitrages. Y compris, on le sait maintenant, dans les situations les plus corsetées, les plus taylorisées, le champ des valeurs s'infiltre dans les séquences de l'activité » (ibid., p. 551). Le travail rencontre l'éthique à travers les choix, les décisions que nous prenons lorsque nous travaillons, choix qui se font en fonction des priorités que nous nous donnons et qui font jouer des systèmes de valeurs. Soit un exemple d'activité de travail que les professeurs de philosophie connaissent bien. Je corrige des copies, il me faut décider de mon niveau d'exigence qui ne sera pas le même selon le type de classes auxquelles j'ai à faire. Il me faut décider de ce que je vais valoriser (considérer comme bien) ou sanctionner (considérer comme mal eu égard aux attendus de la dissertation philosophique), tout en tenant compte des enjeux institutionnels et de la signification que la note aura pour l'élève. Les écarts de notation au baccalauréat montrent que si nous avons les mêmes critères d'appréciation de la bonne copie (la compréhension du problème, la rigueur de la démarche, les références, etc.), nous ne les hiérarchisons pas de la même façon. Pour les uns, un élève qui témoigne d'une culture philosophique, même s'il n'a pas bien compris le problème, verra sa copie valorisée alors que d'autres Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 147 correcteurs sanctionneront cette non compréhension du problème. Chacun sait bien, pour l'avoir expérimenté, à quels cas de conscience on se trouve confronté quand on corrige des copies et peut-être plus encore dans les séries technologiques. L'ergonomie, ou la psychologie du travail, a mis ainsi en évidence ces incessants arbitrages qui accompagnent l'activité. Par exemple, dans Nous, conducteurs de train [4], on peut voir comment ces derniers sont aux prises avec des dilemmes professionnels qui sont bel et bien des dilemmes d'ordre éthique. La sécurité des personnes constitue, pour les conducteurs de train, la valeur professionnelle par excellence, le principe des principes. Mais il y a aussi le désir de donner satisfaction aux usagers, ce qui est lié à l'origine à la notion de service public. Arriver à l'heure fait donc aussi partie des valeurs professionnelles. Or, du fait de l'intensification du trafic, il devient difficile de tenir ensemble ces deux exigences. Si on a pris du retard, on va vouloir rouler plus vite pour donner satisfaction aux usagers, ce qui peut contredire l'impératif de sécurité ; si on privilégie la sécurité, on a l'insatisfaction des usagers. Examinant les rapports entre travail et valeurs, Yves Schwartz en vient à énoncer trois propositions. La première, dont nous venons d'appréhender le contenu, est qu'« aucune activité industrieuse ne se déploie ou ne déplie sans convoquer en même temps un espace de valeurs » [8, p. 76]. Les valeurs ne sont pas extérieures au travail, elles sont immanentes à l'activité elle-même, comme élément de structure du geste professionnel. C'est au cœur des actes professionnels que se loge l'éthique, et non pas seulement dans l'ordre du discours. On sait bien qu'il peut y avoir un écart entre ce que l'on dit et ce que l'on fait. Et si l'éthique est présente au cœur des actes professionnels, c'est en tant que le travail Ergologia, n° 10, Décembre 2013, pp. 143-159. 148 n'est jamais mécanique - illusion dans laquelle s'est trouvé pris le taylorisme - et qu'il s'accompagne, en tant qu'activité consciente et volontaire, de décisions, voire même de micro-décisions. La seconde proposition est que « ce monde des valeurs communique en tout point avec lui-même » (ibid., p. 78), ce qui signifie deux choses. A savoir, tout d'abord, que les valeurs professionnelles ne sont pas isolées les unes des autres : toute valeur engage le tout des valeurs ou encore s'inscrit dans un système de valeurs. Mais si les valeurs font système, cela signifie aussi que les valeurs professionnelles ne sont pas coupées des autres valeurs, sociales et morales. De sorte qu'en dernière instance, toute valeur professionnelle engage une certaine idée de l'homme et de la société ; les valeurs professionnelles sont à la fois éthiques et politiques. On uploads/Philosophie/ 10-conf-2-motard.pdf

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