HEISENBERG Werner, La Nature dans la physique contemporaine, trad. Gallimard, 1

HEISENBERG Werner, La Nature dans la physique contemporaine, trad. Gallimard, 1962 La crise de la conception matérialiste et objectiviste de la connaissance de la nature, p. 16-19 Cours n°8, 9 Au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, cette image de l’univers fut, pour la première fois, ébranlée, mais non encore dangereusement, par le développement de la science de l’électricité. Celle-ci considérait comme le réel proprement dit le champ électrique et non la matière. Une action réciproque entre des champs électriques, sans une substance support des forces, était moins facile à comprendre que la représentation matérialiste de la réalité selon la physique de l’atome ; un élément abstrait et non évident entra dans l’image du monde qui partout ailleurs semblait si claire. C’est pourquoi on tenta de revenir, par le détour d’un éther matériel qui, en tant que tension électrique, devait porter ces champs électriques, à la conception plus simple de la matière propre à la philosophie matérialiste ; mais ces tentatives n’eurent guère de succès. On pouvait toutefois se consoler en pensant que les modifications des champs électriques pouvaient être aussi considérées comme des processus se déroulant dans l’espace et dans le temps ; qu’on pouvait les décrire objectivement, c’est-à-dire sans se référer à la manière de les observer, et qu’ils correspondaient ainsi à l’image idéale généralement admise d’un déroulement dans l’espace et dans le temps selon les lois. De plus, on pouvait considérer les champs électriques, observables seulement dans leur action réciproque avec les atomes, comme provoqués par ceux-ci et l’on pouvait en un sens les utiliser pour expliquer le mouvement des atomes. Dans cette mesure, les atomes demeuraient après tout l’étant proprement dit. L’espace vide entre eux ne possède qu’une sorte de réalité en tant que support des champs électriques et de la géométrie. Pour cette image de l’univers il était de peu d’importance que, dès la découverte de la radioactivité, vers la fin du siècle dernier, les atomes chimiques ne pussent plus être considérés comme les derniers éléments indivisibles de la matière ; on les considérait plutôt comme composés de trois éléments fondamentaux qu’aujourd’hui nous appelons protons, neutrons et électrons. Par ses conséquences pratiques, cette découverte a conduit à la transformation des éléments et à la technique de l’atome ; par là elle a acquis une immense importance. Mais rien n’est changé à la question de principe si actuellement nous tenons les protons, les neutrons et les électrons pour les particules élémentaires de la matière et si nous les tenons pour l’étant proprement dit. Ce qui importe pour l’image matérialiste de l’univers, c’est la possibilité de reconnaître ces infimes moellons des particules élémentaires comme la dernière réalité objective. Cette image solidement construite de l’univers du XIXe et du début du XXe siècle repose sur ces bases et grâce à sa simplicité elle a gardé pendant plusieurs dizaines d’années son entière puissance convaincante. Mais c’est là précisément que, au cours de notre siècle, se sont produites des transformations profondes dans les fondements de la physique de l’atome qui nous éloignent de la conception réaliste de la physique atomiste antique. On espérait que ces particules élémentaires représenteraient la réalité objective ; c’était une simplification trop grossière des faits réels et elle devait céder la place à des conceptions beaucoup plus abstraites. Car, si nous voulons nous faire une image de la nature de ces particules élémentaires, nous ne pouvons plus faire abstraction du principe de l’existence de processus physiques qui nous en informent. Lorsque nous observons les objets de notre vie quotidienne, le processus physique qui rend possible cette observation ne joue qu’un rôle secondaire. Mais chaque processus d’observation provoque des perturbations considérables dans les particules élémentaires de la matière. On ne peut plus du tout parler du comportement de la particule sans tenir compte du processus d’observation. En conséquence, les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathématiquement, ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons. La question de savoir si ces particules existent « en elles-mêmes » dans l’espace et dans le temps ne peut donc plus être posée sous cette forme ; en effet, nous ne pouvons parler que des événements qui se déroulent lorsque, par l’action réciproque de la particule et de n’importe quel autre système physique, par exemple des instruments de mesure, on tente de connaître le comportement de la particule. La conception de la réalité objective des particules élémentaires s’est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d’une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d’une mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons. Les tenants de l’atomisme ont dû se rendre à cette évidence que leur science n’est qu’un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l’homme et la nature et qu’elle ne peut plus parler simplement d’une nature « en soi ». Les sciences de la nature présupposent toujours l’homme, et, comme l’a dit Bohr, nous devons nous rendre compte que nous ne sommes pas spectateurs mais acteurs dans le théâtre de la vie. uploads/Philosophie/ 12-heisenberg-crise.pdf

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