Annie Larivée Alexandra Leduc Le souci de soi dans «Être et Temps». L'accentuat
Annie Larivée Alexandra Leduc Le souci de soi dans «Être et Temps». L'accentuation radicale d'une tradition antique? In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 100, N°4, 2002. pp. 723-741. Citer ce document / Cite this document : Larivée Annie, Leduc Alexandra. Le souci de soi dans «Être et Temps». L'accentuation radicale d'une tradition antique?. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 100, N°4, 2002. pp. 723-741. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_2002_num_100_4_7449 Résumé Ce texte vise à replacer Être et Temps dans la lignée de la tradition philosophique ancienne du souci de soi. Après une brève description des principales caractéristiques de cette tradition telle que l'ont décrite M. Foucault et P. Hadot, les auteurs présentent les éléments d'Être et Temps qui parlent en faveur ou s'opposent à une telle filiation. Leur hypothèse semble rencontrer une objection majeure dans le refus explicite de Heidegger de parler de «souci de soi». Mais un examen attentif du sens de cette réserve (le rejet de l'ipséité comme rapport transparent et introspectif de l'âme à elle-même) permet en réalité de faire apparaître Heidegger comme l'un des penseurs les plus conséquents de la tradition du soin de l'âme. En effet, en repensant le lien constitutif entre ipséité et souci, Heidegger met au jour la condition de possibilité de la tradition du souci de l'âme: que le soi ne soit pas donné comme une chose, mais puisse contribuer à se transformer lui-même par le souci qu'il se porte. Abstract This article seeks to situate Being and Time in the line of the ancient philosophical tradition of concern for self. After a brief description of the main characteristics of this tradition, as described by M. Foucault and P. Hadot, the authors present the elements of Being and Time in favour and those against such a link. Their hypothesis appears to encounter a major objection in the explicit refusal of Heidegger to speak of Selbstsorge. But an attentive examination of the meaning of this reserve (the rejection of selfhood as a transparent and introspective relationship of the soul to itself) makes it in reality possible to show Heidegger to be one of the most consequent thinkers in the tradition of concern for the soul. Thus, while rethinking the constitutive link between selfhood and concern, Heidegger shows the condition of possibility of the tradition of concern for the soul: that the self is not given as a thing, but may contribute to transforming itself by the concern which it bears itself. (Transl. by J. Dudley). Le souci de soi dans «Etre et Temps» L'accentuation radicale d'une tradition antique? Tout comme Socrate, qui exaspérait ses interlocuteurs par l'éternelle répétition des mêmes questions à propos «de cordonniers, de foulons, de cuisiniers et de médecins»1, Heidegger a ceci d'agaçant qu'il semble, lui aussi, faire continuellement tourner ses discours autour des mêmes sujets: l'être, l'étant, le temps. . . Or, cette ténacité herméneutique face à certains concepts centraux légués par la tradition philosophique, Heidegger l'a également appliquée à un thème qui reste relativement peu commenté dans son œuvre: le souci (S orge). C'est en effet ce motif central de la pen sée antique, largement délaissé par la philosophie moderne, que Heidegger a placé au cœur même d'Être et Temps après en avoir fait un objet de méditation privilégié au long de ses cours de jeunesse2. Si ce thème est largement resté à l' arrière-plan de la réflexion des interprètes, cela étonne d'autant plus que Heidegger croyait alors lui-même «déconc erter» en offrant une vision qui heurtait violemment les définitions tr aditionnelles de l'homme3. En effet, selon cette «anthropologie apriorique existentiale» (§39, p. 183) qu'est resté pour la plus grande part Être et Temps, l'homme n'est plus un Çcpov À,ôyov ë%ov, un animal rationale ou un être créé par Dieu à son image (§10, p. 48-50), mais plutôt simplement souci. La nature du Dasein se résume en un mot, Sorge, terme qui ne suggère aucune propriété substantielle fixe, mais qui évoque plutôt quelque chose comme un mouvement, un élan hors de soi vers ce qui 1 Sur les plaintes des interlocuteurs de Socrate à ce sujet, voir Gorgias 490e-491a, Banquet 221e. Nous tenons à remercier J. Grondin et J. Greisch pour avoir accepté de relire ce texte. Les conseils qu'ils nous ont prodigués ont été très précieux. Nous expr imons surtout notre gratitude à Pierre Hadot pour les commentaires éclairants qu'il nous a si aimablement transmis. 2 Sur la prégnance de ce thème dans les cours de jeunesse, se reporter à notre article «Saint Paul, Augustin et Aristote comme sources gréco-chrétiennes du Souci chez Heidegger. Elucidation d'un passage d'Être et Temps (§42, notel)», Philosophie, n° 69, Mars 2001, p. 30-50. 3 Se reporter aux commentaires de Heidegger en ce sens aux p. 182-3 et 196-7 de l'édition originale de Sein und Zeit, pagination à laquelle renvoient toutes nos citations. Nous utiliserons la traduction d' E. Martineau (Authentica, 1985) en la modifiant à l'occasion. 724 Annie Larivée et Alexandra Leduc appelle la préoccupation, tout autant qu'une possible attention portée à soi-même. Si cette vision de la nature humaine pouvait effectivement sur prendre, elle n'était pas pour autant inédite: sa source remonte en effet à la tradition antique de Vèni[iéXeia êauxoù ou rè7nu,éÀ,eia xfjç v|/u%tiç (le souci de soi, le soin de l'âme). C'est ainsi qu'au premier siècle de notre ère, Épictète, s 'inspirant certainement de Platon, suggérait que l'homme possède comme trait distinctif d'être remis au soin de lui- même4. Or, même si Heidegger a ouvertement reconnu avoir «trouvé» le concept de souci chez les Anciens, il semble ne s'être pas pleinement avisé du rôle directeur de ce thème pour la philosophie gréco-latine et la spiritualité chrétienne5. Une prise en compte attentive de cette tradition peut certainement ouvrir un autre accès, jusqu'ici négligé, à ce que Heidegger donne à penser dans Être et Temps. C'est dans cette perspect ive que nous nous proposons ici de mettre à l'épreuve une hypothèse qui pourrait sembler hardie au départ: Etre et Temps peut-il être consi déré comme un avatar moderne, mieux, comme l'amorce d'une renais sance de la longue tradition du souci de soi (l'è7U|iéA,£ia êauxoO) inaugurée par Platon, mais délaissée par la philosophie à l'époque de la scolastique? «Être et Temps» et la tradition de L'£7ri|i£À,£ia êauxoC La chose est bien connue. Selon Heidegger, depuis Platon, la philo sophie grecque et la pensée occidentale à sa suite auraient été dominées 4 Entretiens II, 8, 21-23 (l'homme a été livré à la garde de lui-même par le dieu) et I, 16, (l'homme est physiquement remis au soin de lui-même contrairement aux animaux qui n'ont pas besoin de se soucier du vêtement, de l'abri, de la nourriture). Voir aussi le mythe du Politique de Platon où les hommes ont l'«obligation d'assurer par eux-mêmes leur existence, et, comme le monde tout entier, d'avoir personnellement le soin d'eux- mêmes», 274d. On retrouve une vision étroitement apparentée dans la lettre de Sénèque (CXXIV) citée par Heidegger au §42 (p. 199), où l'homme est décrit comme l'être dont le bien est atteint non en vertu de sa nature (c'est le cas du dieu), mais par le souci (cura). 5 Cette «ignorance» est flagrante dans le cours de Marbourg qui prépare les déve loppements d'Être et Temps sur le souci. Ainsi, dans les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (1925), lorsque Heidegger explique qu'il en est venu à se questionner sur le souci au cours de ses recherches sur Augustin, on peut lire ceci: «Zwar kennt Augustinus und iiberhaupt die antike christliche Anthropologie das Phânomen nicht ausdriicklich, auch nicht direkt als Terminus, obzwar bei Seneca die cura, die Sorge, wie ja auch bekanntlich im Neuen Testament, schon eine Rolle spielt», GA 20, p. 418. Nous utiliserons l'abrévia tion GA pour désigner l'édition des œuvres de Heidegger publiée chez Klostermann à Francfort/Main. Le souci de soi dans «Être et Temps» 725 par une obsession centrale balayant toute autre possibilité de pensée: celle d'une recherche tendue visant à s'assurer de l'être de l'étant. Une telle orientation aurait entraîné la pensée à délaisser tout souci de l'être. On peut toutefois se demander si cette vision quelque peu sèche de la pensée grecque n'est pas l'effet de notre propre façon ratiocinante d'en trevoir la nature de la philosophie depuis la scolastique. En fait, comme Pierre Hadot et Michel Foucault se sont efforcés de le rappeler, c'est d'abord en tant que souci de l'âme que la philosophie antique doit être comprise depuis Platon6. Suivant le philosophe tchèque Ian Patocka, il faudrait même aller jusqu'à dire que l'élan puissant donné par Platon au soin de l'âme constitue l'essence de la civilisation européenne7. Il ne saurait ici être question d'exposer avec précision les déterminations concrètes et les principales étapes de floraison de cette tradition philoso phique qui apparaît chez Platon avec la figure de Socrate, s'épanouit dans les philosophies des époques hellénistique et impériale, pour être final ement recueillie par la spiritualité chrétienne. Cette histoire négligée reste d'ailleurs encore à écrire. Nous pouvons cependant évoquer certains traits communs aux diverses écoles et mouvements spirituels guidés par uploads/Philosophie/ 2002-leduc-a-a-larivee-le-souci-de-soi-dans-x27-etre-et-temps-x27-l-x27-accentuation-radicale-d-x27-une-tradition-antique.pdf
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- Publié le Jul 29, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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