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1 Habeas corpus* Jacques-Alain Miller Il y a deux ans, à Paris, j’ai tourné notre boussole, la boussole de l’Association mondiale de psychanalyse, de façon à ce qu’elle indique la direction du dernier enseignement de Lacan. Voilà ce qui a orienté notre Xe congrès. Son titre m’a été inspiré par la phrase qui termine l’un des chapitres du Séminaire XX : « Le réel, […] c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. »1 En conséquence, j’avais alors suggéré comme thème « L’inconscient et le corps parlant ». Mais nous pouvons – je crois – constater que l’éclat du corps l’a emporté sur le thème de l’inconscient. La nouveauté, qui est apparue comme telle, était pour nous de traiter du corps parlant. Sauf erreur de ma part, la présence du terme « inconscient » est passée tout à fait au second plan de ce congrès. Je dirais qu’il était bien qu’il en soit ainsi, car cela nous a fait entrer d’enthousiasme dans la question. C’est aussi ce qui me donne l’occasion de présenter quelques ponctuations pour éclairer la nature du dernier enseignement de Lacan, sa place dans la trajectoire d’ensemble et l’usage que nous pouvons en faire aujourd’hui. Je m’arrête donc avant de proposer un nouveau titre pour Barcelone, aucune décision n’étant encore prise à ce sujet. Le logique pur J’ai eu jadis à participer à un colloque qui traitait des rapports entre Lacan et les mathématiques. Y participaient des psychanalystes et des mathématiciens. J’avais intitulé ma contribution « Un rêve de Lacan »2. Quel rêve ? Je traitais comme un rêve de Lacan son désir d’associer la psychanalyse, non seulement à la linguistique structurale, mais aux mathématiques, et spécialement à la logique mathématique. Était-ce le rêve du seul Lacan ? Non. Toute une génération, la génération structuraliste, maîtres et élèves, a * Intervention prononcée par J.-A. Miller lors de la clôture du Xe congrès de l’Association mondiale de psychanalyse, « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle », Rio de Janeiro, 25-28 avril 2016. Dans cette séquence, intitulée « De Rio à Barcelone », intervenaient aussi Miquel Bassols et Guy Briole. Version établie par Guy Briole, Hervé Damase, Pascale Fari et Ève Miller-Rose. Texte non relu par l’auteur et publié avec son aimable autorisation. 1. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1975, p. 118. 2. Cf. Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », in Le réel en mathématiques : psychanalyse et mathématiques, actes du colloque de Cerisy du 3 au 10 septembre 1999, ouvrage collectif s/dir. Pierre Cartier et Nathalie Charraud, Paris, Agalma / Seuil, 2004, p. 10-133. 2 cru au même rêve. Rappelez-vous par exemple les espoirs que quelqu’un comme Roland Barthes avait placé dans la sémiologie structuraliste. Pour centrer les choses, je vais donner une formule qui résume ce que fut le rêve de Lacan. Cette formule est passée inaperçue, car elle ne figure que dans le texte placé au dos des Écrits. Dans celui-ci, le dernier que Lacan a écrit pour l’édition de son livre, une phrase indique qu’il croyait avoir démontré que « l’inconscient relève du logique pur »3 – soyons attentifs à la traduction, ce sera peut-être plus facile à traduire si l’on dit que l’inconscient examiné au mieux n’est constitué que par des éléments de pure logique. L’adjectif « pur » est là pour souligner que, selon Lacan, le Lacan des Écrits, l’inconscient est seulement affaire de logique. Cette logique, à la fin du volume, en vient même à dominer la linguistique. Le logique pur, c’est ce qui explique que l’on parle du « sujet de l’inconscient » et non pas de « l’homme ». Éthique Le sujet de l’inconscient, le sujet dont parle Lacan, celui qu’il inscrit avec un $, n’a pas de corps à proprement parler. Car le corps ne relève pas du « logique pur ». Le sujet a une dimension ontologique, ce qui signifie qu’il n’est pas un étant, il n’a pas de manifestations physiques déterminées. Il n’appartient pas à la dimension de l’ontique. Je ne peux reprendre ici cette distinction essentielle en philosophie de l’ontologique et de l’ontique, je l’évoque seulement4. Le sujet a une dimension ontologique, précisément parce qu’il n’a pas de manifestations physiques. Quand une entité a une manifestation physique, elle relève de l’ontique et non pas de l’ontologique. C’est d’ailleurs parce que le sujet de l’inconscient a une dimension ontologique que peut s’introduire la thématique de la croyance, comme nous l’a montré la séquence des exposés de Graciela Brodsky et de Jorge Forbes5. Rappelons-nous que, dès le Séminaire XI consacré aux quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan posait que la réalité de l’inconscient est éthique6. Autrement dit, il soulignait que la réalité de l’inconscient relève d’un devoir être. La réalité de l’inconscient ne peut pas se constater comme celle d’une manifestation physique. Cette dimension éthique, nous la constatons chaque fois que débute une 3. Lacan J., quatrième de couverture des Écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1966. 4. Cf. notamment Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2011, inédit. 5. Ces deux exposés composaient le corps d’une séquence intitulée « Se faire dupe d’un réel : qu’est-ce que “croire au sinthome” ? » 3 analyse – nous essayons d’évaluer chez celui qui vient la demander si la volonté de ne pas être indifférent au phénomène freudien est bien présente. On peut tout à fait dire « Rien à faire… je n’ai rien à espérer de raconter mes rêves et d’essayer de leur donner un sens ». C’est tout à fait légitime. Il faut qu’il y ait, à l’origine, un sujet qui décide au contraire de ne pas être indifférent au phénomène freudien. Je considère que la formule en quelque sorte conclusive des Écrits, « l’inconscient relève du logique pur », gouverne la trajectoire de Lacan jusqu’à son dernier enseignement. Là, s’opère une césure. Je ne dis pas une cassure, car les transformations conceptuelles de Lacan – quand il bouge son attirail, ajoute des éléments – sont toujours lissées, elles deviennent lisses, comme des déformations topologiques, en continu. Corps parlant Le dernier enseignement commence quand cette formule qui paraissait constitutive du lacanisme, « l’inconscient relève du logique pur », est reniée, renoncée, abjurée. Elle est remplacée par une autre qui n’est pas dite comme telle, mais que je peux faire apparaître : l’inconscient relève du corps parlant. Lacan dote d’un corps le sujet de l’inconscient et c’est pourquoi il ne s’agit plus du sujet de l’inconscient. Lacan dit tout simplement « l’homme »7 – Spinoza, par exemple, le dit aussi de cette façon8. Un premier point est essentiel à saisir : l’homme, à la différence du sujet, a un corps. Deuxièmement, ce corps est parlant – cela figure dans le titre de ce congrès. Troisièmement, ce n’est pas le corps qui parle. Ce n’est pas le corps qui parle comme de sa propre initiative, c’est toujours l’homme qui parle avec son corps9. Avec, c’est une préposition aimée de Lacan, à laquelle il donne son sens précis – l’instrumentation. L’homme se sert du corps pour parler. La formule du corps parlant n’est donc pas faite pour ouvrir la porte à la parole du corps. Elle ouvre la porte à l’homme en tant qu’il se sert du corps pour parler. Et, en effet, Lacan n’incluait pas cette dimension dans l’inconscient tel qu’il figure dans les Écrits. 6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 1973, p. 33-35 notamment. 7. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit. Cf. aussi Lacan J., « Joyce le Symptôme » [Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2001, p. 565 & sq] où Lacan emploie l’écriture « LOM ». 8. Cf. Spinoza, L’Éthique, livre II, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1992. Cf. aussi le commentaire qu’en donne J.-A. Miller dans « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », leçon du 1er décembre 2004, La Cause freudienne, n° 61, novembre 2005, p.131-138. 9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 108 : « Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. » 4 Il y a d’ailleurs un topos lacanien, une référence fréquente chez Lacan à un passage d’Aristote. Dans son De Anima10, Aristote souligne – et Lacan l’approuve – que ce n’est pas l’âme qui pense, c’est l’homme qui pense avec son âme11. De même, l’homme parle avec son corps. Le corps est son instrument pour parler. Inconscient et pulsion La parole passe par le corps et, en retour, elle affecte le corps qui est son émetteur. De quelle façon, sous quelle forme, la parole affecte-t-elle ce corps qui est son émetteur ? Elle l’affecte sous la forme de phénomènes de résonances et d’échos. La résonance, l’écho de la parole dans le corps12 uploads/Philosophie/ 16-07-04-habeas-corpus-fr.pdf

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