Situations construites : Félix Guattari et l’art Nicolas Bourriaud. Théoricien
Situations construites : Félix Guattari et l’art Nicolas Bourriaud. Théoricien de l’art et l’esthétique Félix Guattari (1930-1992) est un psychanalyste et un philosophe français qui s’est aussi intéressé à l’art et à l’esthétique. Son œuvre est, à cet égard, fragmentaire, l’art constituant pour lui un matériel vivant plutôt qu’une catégorie de pensée. Les concepts agencés par F. Guattari dans son discours concernant l’art sont susceptibles d’être traduits en de multiples systèmes. Il s’agit d’y cerner une esthétique potentielle, que ne prend réelle consistance qu’à condition de se livrer à un transcodage permanent. Car F. Guattari a passé sa vie à démonter et déconstruire les mécanismes et les réseaux sinueux de la subjectivité, à explorer ses composantes et ses modes de sortie, l’envi sageant même comme la pierre angulaire de l’édifice social. L’auteur tente de renouveler notre approche de l’art contemporain en se tenant au plus près du travail des artistes, et en exposant les principes qui structurent leur pensée : une esthétique de l’interhumain, de la rencontre, de la proximité, de la résistance au formatage social. Le concept situationniste de « situation cons truite » entend substituer à la représentation artistique la réalisation expérimentale de l’énergie artistique dans les ambiances du quotidien1. Si le diagnostic de Guy Debord sur le processus de production spectaculaire nous apparaît implacable, la théorie situationniste néglige le fait que le spectacle, s’il s’attaque en priorité aux formes de relations humaines (est « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »), ne pourra être réfléchi et combattu qu’à travers la production de nouveaux modes de relation entre les gens. Or, la notion de situation n’implique pas forcément une coexistence avec mes semblables : on peut imaginer des « situations construites » à usage intime, voire excluant délibérément les autres. La notion de « situation » recon duit l’unité de temps, de lieu et d’action, dans un théâtre qui n’implique pas forcément une relation à l’Autre. Or la pratique artistique est toujours rapport à l’autre, en même temps qu’elle constitue un rapport au monde. La situation construite ne correspond pas forcément à un monde relationnel, qui s’élabore à partir d’une figure de l’échange. Est-ce un hasard si Debord divise le temps spectaculaire en deux, entre le « temps échangeable » du travail, « accumulation infinie d’intervalles équivalents » et le « temps consommable » des vacances, qui imite les cycles 1. Cet article a été publié à Esthétique relationnelle, Paris, Les presses du réel, 1998. IEmed 26.indd 69 25/05/2018 11:15:50 70 Situations construites : Félix Guattari et l’art Nicolas Bourriaud de la nature tout en n’étant qu’un spectacle « à un degré plus intense » ? La notion de « temps échangeable » se révèle ici purement négative : l’élément négatif n’est pas l’échange en soi, qui est facteur de vie et de socialité ; ce sont les formes capitalistes de l’échange que Debord identifie, peut-être à tort, avec l’échange inter humain. Ces formes d’échange naissent de la « rencontre » entre l’accumulation du capital (l’employeur) et la force de travail disponible (l’employé-ouvrier), sous forme d’un contrat. Elles ne représentent pas l’échange dans l’absolu, mais une forme historique de production (le capitalisme) : le temps du travail est donc moins un « temps échangeable » au sens fort, qu’un temps achetable sous la forme d’un salaire. L’œuvre qui forme un « monde relationnel », un interstice social, actualise le situationnisme et le réconcilie, autant que faire se peut, avec le monde de l’art. Le paradigme esthétique (Félix Guattari et l’art) L’œuvre prématurément interrompue de Félix Guattari ne constitue pas un ensemble aux découpes franches, dont un sous-ensemble traiterait spécifiquement de la question de l’esthétique. L’art constituait pour lui un maté riau vivant plus qu’une catégorie de la pensée, et cette distinction engage la nature même de son projet philosophique : au-delà des genres et des catégories, écrit-il, « l’important est de savoir si une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation », et non pas de délimiter les contours spécifiques de tel ou tel type d’énoncés. La psyché d’un côté, le socius de l’autre, se construisent sur des agencements productifs, et l’art n’est que l’un d’entre eux, même s’il se voit privilégié. Les concepts de Guattari sont ambivalents, souples, au point d’être traduisibles dans de multiples systèmes : il s’agit donc d’y cerner une esthétique potentielle, qui ne prend réelle consistance qu’à condition de se livrer à un transcodage permanent. Car le praticien de la clinique psychiatrique de La Borde, s’il a toujours accordé une place prépondérante au « paradigme esthétique » dans le développe ment de sa réflexion, n’a que très peu écrit sur l’art à proprement parler, à l’exception du texte d’une conférence de Balthus, et de quelques passages de ses principaux ouvrages, insérés dans le cadre d’un propos plus général. Les concepts de Guattari sont ambivalents, souples, au point d’être traduisibles dans de multiples systèmes : il s’agit donc d’y cerner une esthétique potentielle, qui ne prend réelle consistance qu’à condition de se livrer à un transcodage permanent Ce paradigme esthétique s’exerce pour tant déjà au niveau de l’écriture elle-même. Le style, si tant est qu’on puisse employer ce terme, disons plutôt le flux scriptural guat tarien, entoure chaque concept d’une gangue d’images : les processus de la pensée y sont décrits le plus souvent comme des phénomènes physiques, dotés d’une consistance spécifique : les « plaques » qui dérivent et les « plans » qui s’emboîtent, les « machineries », etc. Maté rialisme serein, où les concepts doivent, pour trouver leur efficace, revêtir les atours de la réalité concrète, se territorialiser sur des images. L’écriture de Guattari est travaillée par un évident souci plastique, voire sculptural, mais peu soucieuse de clarté syntaxique. La langue de Guattari peut parfois paraître obscure : c’est qu’il n’hésite pas à former des néologismes (« nationalitaire », « ritournelliser ») et des mots-valises, à employer des termes anglais ou allemands tels qu’ils lui viennent sous la plume, à enchaîner les propositions sans égard pour le lecteur, à jouer des significations mineures d’un terme commun. Son phrasé est tout entier oral, chaotique, « délirant », spontané et jonché IEmed 26.indd 70 25/05/2018 11:15:50 Quaderns de la Mediterrània 26, 2018: 69-76 71 de raccourcis trompeurs, à l’opposé de l’ordre conceptuel qui règne dans les écrits de son compère Gilles Deleuze. Par son extrême singularité, par l’attention qu’elle accorde à la « production de subjectivité » et à ses vecteurs privilégiés, les œuvres, la pensée de Félix Guattari se connecte d’emblée aux machineries productives qui constellent l’art actuel Si Guattari nous semble encore largement sous-estimé, souvent réduit au rôle de faire- valoir de Deleuze, il semble aujourd’hui plus aisé de reconnaître son apport spécifique dans les écrits à deux mains, de L’Anti-Œdipe (1972) à Qu’est-ce que la philosophie ? (1991)…Du concept de « ritournelle » aux passages magis traux traitant des modèles de subjectivation, la griffe Guattarienne s’y détache nettement, résonnant de plus en plus fortement dans le débat philosophique contemporain. Par son extrême singularité, par l’attention qu’elle accorde à la « production de subjectivité » et à ses vecteurs privilégiés, les œuvres, la pensée de Félix Guattari se connecte d’emblée aux machineries productives qui constellent l’art actuel. Dans l’actuelle pénurie de réflexion esthétique, il nous apparaît ainsi de plus en plus utile, quel que soit le degré d’arbitraire qui frappe cette opération, de procéder à une sorte de greffe de la pensée Guattari dans le champ de l’art actuel, créant ainsi un « enlacement polyphonique »riche de possibilités. Il s’agit désormais de penser l’art avec Guattari, avec la boîte à outils qu’il nous laisse. La subjectivité conduite et produite Dénaturaliser la subjectivité La notion de subjectivité constitue certaine ment le principal fil directeur des recherches de Guattari. Celui-ci consacra sa vie à démonter et à déconstruire les mécanismes et les réseaux tortueux de la subjectivité, à en explorer les composantes et les modes de sortie, allant jusqu’à en faire la clé de voûte de l’édifice social. La psychanalyse de l’art ? Deux modalités de production de subjectivité connectées l’une à l’autre, deux régimes de fonctionnement, deux systèmes d’outillage privilégiés qui se rejoignent dans la possible résolution du « Malaise dans la civilisation »… La position centrale qu’accorde Guattari à la subjectivité détermine de bout en bout sa conception de l’art, et la valeur de celui-ci. La subjecti vité comme production joue dans le dispositif guattarien le rôle d’un pivot autour duquel les modes de connaissance et d’action peuvent s’accrocher librement, et s’élancer à la poursuite des lois de socius. Ce qui détermine d’ailleurs le champ lexical employé pour définir l’activité artistique : rien n’y subsiste de la fétichisation habituelle à ce registre de discours. L’art y est défini comme une catégorie séparée de la production globale. Déraciner le fétichisme pour affirmer l’art comme mode de pensée et « invention de possibilités de vie » (Nietzsche) : la finalité ultime de la subjectivité n’est autre qu’une individualisation toujours à conquérir. La pratique artistique forme un territoire privilégié uploads/Philosophie/ situations-construites-felix-guattari-et-lart.pdf
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- Publié le Jan 06, 2023
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