DOMINIC LEROUZÈS, FMJ LA DIFFÉRENCE ONTOLOGIQUE Comparaison critique des approc
DOMINIC LEROUZÈS, FMJ LA DIFFÉRENCE ONTOLOGIQUE Comparaison critique des approches de Thomas d’Aquin et de Martin Heidegger UNIVERSITÀ GREGORIANA FACOLTÀ DI FILOSOFIA Roma 2013 2 INTRODUCTION « Cette confrontation méritait d'être tentée : car si saint Thomas et Heidegger ne dialoguent pas entre eux, ils peuvent du moins se rencontrer en nous, qui les lions ensemble.1 » Cette déclaration de PAUL RICOEUR, dans la préface de l’ouvrage L’être et la vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin de B. RIOUX, ouvre magnifiquement la thématique de la différence ontologique, conceptualisée par Heidegger, et présente dans l’ontologie du grand penseur médiéval. Oui, malgré le décalage d’époque et la différence radicale des approches qu’ils ont utilisé les deux géants de la pensée philosophique dialoguent néanmoins en nous. Comme nous le verrons, plusieurs auteurs ont tenté ce rapprochement afin d’en relever différences et similitudes pour établir un diagnostic sévère ou optimiste de leur appréhension théorique de l’être. C’est donc par le biais de la différence ontologique que nous suivrons le même sillon; notre essai voudra modestement mettre en parallèle la manière dont Heidegger et saint Thomas d’Aquin ont traité cette question. Notre travail se situe dans une perspective métaphysique. Bien avant d’être systématisée par Heidegger au XXe siècle, la notion de différence ontologique est née, avec la métaphysique, à partir du moment où l’on s’est questionné sur l’être en tant qu’être : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien? » Cette différence surgit ainsi d’un émerveillement étonné de celui qui constate la contingence de l’existence : tout ce qui est aurait pu ne pas être. Ainsi l’esprit distingue-t-il l’être de l’étant, l’être de l’ensemble des étants et lui-même se découvre comme un étant parmi les autres. En revanche, l’homme, au milieu de tous les étants, est le seul étant qui puisse poser la question de l’être. C’est à partir de cette problématique fondamentale de la différence ontologique entre l’être et l’étant que s’est ordonné tout l’édifice de la métaphysique à travers les siècles. Aristote, le premier, a placé la science de l’être en tant qu’être en première position dans la hiérarchie des savoirs philosophiques et c’est à lui que l’on en doit les premières formulations : « Comme il y a une science qui étudie l'Être en tant qu'Être, et séparé de la matière, il nous faut voir si cette science est identique à la science de la nature, ou si plutôt elle n'en est pas différente.2 » Cependant, au cours des âges, la philosophie et la science lésineront à systématiser le discours sur 1—————————– B. RIOUX, L’être et la vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin., Presses de l’Université de Montréal, Montréal 1963. Préface de P. Ricoeur, p. VII. 3 l’être en tant qu’être, se concentrant de préférence à l’étude des étants, attitude que HEIDEGGER appellera « oubli de l’être ». BALTHASAR pose ainsi le diagnostic dans son Esthétique théologique : « Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Aucune « science » n'a jamais posé sérieusement la question, parce que la science présuppose toujours que son objet lui fait face et donc lui appartient. Mais la philosophie ne l'a posée elle- même que rarement, et jamais très longuement, le premier geste de la philosophie n'étant pas l'étonnement mais la description, ou bien, si c'est l'étonnement, c'est très vite le besoin de trouver à la question inattendue de l'existence de l'être, une réponse tirée du domaine de son essence.3 » Discipline difficile donc que celle de la métaphysique. Qui entreprend aujourd’hui un premier contact avec la métaphysique, se parant d’une honnête curiosité intellectuelle, se rendra bien vite compte de l’âpreté des débats et tensions qui ont voulu la rayer du catalogue moderne des sciences. Les auteurs qui osent encore écrire sur le sujet ont pleinement conscience de prêter flanc à la critique et de recevoir comme réponse une fin de non-recevoir. Ils prennent le risque malgré tout, comme pour donner une autre parole, presque comme s’il s’agissait d’un thème interdit. L’introduction de L’être et l’Esprit de C. BRUAIRE, représentative de cette lutte pour la survie de la métaphysique dans le monde moderne, est éloquente en ce sens : « La question de l’être, de l’être en tant qu’être, semble effacée de nos mémoires. N’est-elle pas oiseuse et stérile, réservée aux archéologues d’une philosophie préscientifique?4 » A. LÉONARD parle aussi de cette vive contestation : « Science de l’être en tant qu’être, attentive au mystère ontologique, la métaphysique est cependant aujourd'hui une sagesse vivement controversée et même radicalement contestée.5 » Malgré tout, en abordant la question plus précise de la différence ontologique chez Heidegger et saint Thomas, nous pensons que la métaphysique conserve aujourd’hui toute son actualité, d’une part du fait 2—————————– V. COUSIN, De la Métaphysique d’Aristote. Rapport sur le concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques; suivi d’un essai de traduction du premier et du douzième livres de la Métaphysique., Chez Ladrange, Paris 1838. 7, § 5. 3—————————– H. U. VON BALTHASAR, La gloire et la croix : les aspects esthétiques de la révélation. IV, Le domaine de la métaphysique, 3 : les héritages, Aubier, Paris 1983, 369. 4—————————– C. BRUAIRE, L’être et l’esprit, Presses Universitaires de France, Paris 1983. V. présentation de l’ouvrage. 5—————————– A. LÉONARD, Métaphysique de l’être : essai de philosophie fondamentale, Cerf, Paris 2006, 17. 4 que l’être chapeaute et unit tout le créé, son étude permettant d’unifier l’infinie diversité du créé, et d’autre part, à cause de la tendance bien moderne à la surspécialisation des savoirs et son inévitable fragmentation. En d’autres mots, sa pertinence consiste dans la question du sens, principe d’unification de la diversité. Cet essai compte aborder la question de la différence ontologique. Dans le traitement de ce thème, cependant, nous ne ferons pas prévaloir l’ordre chronologique qui commencerait par naturellement par saint Thomas; au contraire, nous donnerons la priorité à Martin Heidegger, car c’est à lui qu’on doit la paternité de l’expression « différence ontologique », expression qui a littéralement traversé l’ensemble de son œuvre. Étant donné que saint Thomas n’a pas traité directement de la question dans ces termes, c’est comme à rebours, après avoir exposé l’essentiel de la doctrine heideggérienne, que nous examinerons les corollaires chez l’Aquinate. Enfin, dans une troisième partie, nous tenterons l’expérience risquée d’un rapprochement. Nous opèrerons avec l’aide d’auteurs qui ont déjà étudié la question de ce rapprochement, dont les principaux sont A. LÉONARD, A. DARTIGUES et H. URS VON BALTHASAR, mais ce faisant, tout en gardant un œil sur les textes originaux. 5 1. La différence ontologique chez Heidegger D’une manière pour le moins surprenante pour le début du XXe siècle, MARTIN HEIDEGGER (1889-1976) a réussi à remettre au centre de la réflexion philosophique la question du sens de l’être. Personne, autant que lui, n’a pu poser à nouveau cette question avec autant d’acuité après saint Thomas d’Aquin. La question s’est présentée à lui d’une manière si fondamentale qu’elle sera l’unique thème de sa philosophie; elle parcourra l’ensemble de son œuvre. Après Descartes, Kant, Hegel et tant d’autres penseurs qui ont redessiné la cartographie philosophique du monde moderne, ce nouvel intérêt pour la question de l’être pouvait marquer une sorte de rupture, notamment dans un temps où l’attention générale se portait préférentiellement sur les progrès de la science et de la technique. Or, Heidegger relève ce paradoxe : comment expliquer une telle attention portée sur les étants alors qu’est éclipsée la question du sens de l’être? Ainsi, parallèlement à une telle floraison des savoirs scientifiques et techniques subsiste un oubli du fondement de tous les étants : « Pour peu que nous demandions : « Qu’est- ce que l’“être” ? », nous nous tenons dans une compréhension du « est », sans que nous puissions fixer conceptuellement ce que le « est » signifie.6 » Cette réflexion, aussi brusque que géniale, bousculera bon nombre de certitudes philosophiques par sa rigoureuse teneur et son approche phénoménologique originale. Comment en effet considérer ce progrès des connaissances scientifiques, ce recentrement sur les étants, alors que leur fondement, jamais sérieusement mis en examen, demeure inexpliqué? DARTIGUES explique : « L'aspect positif du destin métaphysique de la pensée tournée vers la représentation de l'étant est d'avoir permis les incroyables progrès de la connaissance par le développement des sciences, et de la maîtrise de l'homme sur la nature par celui des techniques. Mais ce progrès s'est payé d'un prix très lourd : celui de l'oubli de la vérité de l'Être ou du sens de l'Être.7 » Partant de ce paradoxe pour lui intolérable et injustifiable — l’oubli de l’être en pleine effervescence scientifique —, la phénoménologie heideggérienne entreprendra courageusement une remontée méthodique jusqu’au fondement de la métaphysique impliquant un dépassement de la 6—————————– M. HEIDEGGER, Être et temps, Authentica, Paris 1985, 27. 7—————————– A. DARTIGUE, «Saint Thomas d’Aquin et Heidegger d’après quelques études thomistes», Revue thomiste 95/1 (1995), 137–149, 139. 6 métaphysique traditionnelle, finalement oublieuse elle aussi de l’être en tant qu’être, ne s’en tenant qu’à l’ensemble de ce qui est. Cette remontée — à la uploads/Philosophie/ la-difference-ontologique.pdf
Documents similaires
-
12
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 27, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2113MB