1 © Laurent Jenny 2011 LE SENS DES SONS * Introduction I. Le débat théorique :
1 © Laurent Jenny 2011 LE SENS DES SONS * Introduction I. Le débat théorique : Arbitraire et motivation I.1. Le Cratyle I.2. Saussure et l’arbitraire du signe II . Condillac et l’approche stylistique II.1. La théorie strictement imitative II.2. Théorie expressive II.2.1. L’explication articulatoire II.2.2. L’explication synesthésique II.3. Les théories euphoniques II.4. La théorie sémantique et fonctionnelle II.4.1. Rapports analogiques II.4.2. Rapports contrastifs II.4.3. Rapports inclusifs Conclusion Bibliographie Annexe I : Liste des phonèmes du français Annexe II : Classification des phonèmes du français * J’emprunte ce titre ainsi que de nombreuses classifications à l’excellent article de T. Todorov, « Le sens des sons », Poétique 11, 1972. 2 Introduction Souvent, nous sommes frappés, interloqués sans trop savoir quoi en penser, par des jeux de sonorités dans le discours. La plupart du temps, cela se produit dans des contextes littéraires ou poétiques. Paul Valéry, soulignait en effet, en poésie, « l’indissolubilité du sons et du sens ». C’est cette intrication du son et du sens qui donne au langage poétique sa saveur particulière. Généralement, il nous semble que ces agencements de sonorités ne sont pas indifférents, qu’ils ne se réduisent pas à une crécelle de sons, mais qu’ils produisent sur nous certains effets et qu’ils ont peut-être une signification qui nous atteint sans que nous sachions vraiment la déchiffrer. Le phénomène déborde d’ailleurs la sphère littéraire. Au-delà de la poésie, le langage commercial de la publicité, voire même les titres de journaux, exploitent largement les jeux de sonorités et s’en servent pour insinuer en nous des significations indirectes. Est-ce qu’il est vain d’essayer d’en dire quelque chose dans le commentaire littéraire ? Sommes-nous alors condamnés à faire part d’impressions subjectives invérifiables et impartageables ? Ce sont ces questions que j’aimerais examiner. Et d’abord en revenant à la réflexion antique sur le sujet. I. Arbitraire ou motivation I.1. Le Cratyle Le problème qui nous intéresse est posé depuis au moins le dialogue de Platon intitulé Cratyle où deux adversaires, Hermogène et Cratyle, s’opposent sur la question de la « justesse des noms ». Hermogène soutient la thèse « conventionnaliste » (ou encore celle de l’arbitraire du signe) selon laquelle les noms résultent seulement d’un accord et d’une convention entre les hommes, mais n’ont aucune motivation « naturelle ». Cratyle soutient une thèse contraire, que Genette appelle « naturaliste » ou qui est celle, en termes saussuriens, de la motivation, thèse selon laquelle chaque objet a reçu une dénomination juste et qui lui convient naturellement. 3 « Une dénomination juste et qui lui convient naturellement », cela renvoie peut-être cependant à deux choses différentes. Pour Cratyle, la dénomination juste ne veut pas forcément dire que le mot ressemble à la chose, qu’il est mimétique d’elle, mais qu’il est une sorte de définition de la chose. Pourquoi est-ce qu’en grec le corps se dit « soma » ? C’est, nous dira Cratyle, parce que ce mot en évoque un autre « séma », qui veut dire en grec à la fois « tombeau » et « signe », or, ajoute Cratyle, le corps est le « tombeau » de l’âme (dans une vision platonicienne) et il en est aussi le signe ou la manifestation. Le corps est donc « justement nommé » parce que son nom est une sorte de déclinaison de ses attributs. Il ne s’agit donc pas d’une motivation directe (en forme de ressemblance) mais d’une motivation indirecte ou dérivée (le nom condense les associations qui lui conviennent). Mais au fil du dialogue, Cratyle change de plan et en vient à l’idée que ce ne sont pas seulement les mots qui sont motivés indirectement, par une sorte de définition abrégée, mais que les éléments des mots, autrement dit les phonèmes sont eux-mêmes motivés, c’est-à-dire qu’il y a une affinité entre la sonorité et ce qu’elle évoque. Ainsi le [R] évoquerait le mouvement parce que c’est le son sur lequel la langue s’arrête le moins et on le trouve dans des mots comme « rhein » (couler). Le [i] évoque la légèreté et l’élan (comme l’indiquent des mots grecs comme « ienai », « aller ». Le [O] évoque la rondeur comme dans le mot grec « gongulon », etc. La position de Cratyle, et jusqu’à un certain point celle de Socrate est qu’il faudrait corriger le défaut des langues, et rétablir cette convenance primaire ou naturelle entre sonorités et significations que Cratyle reconnaît dans certains aspects de la langue. Cette attitude, Genette l’appelle « cratylisme » ou encore « mimologisme ». I.2. Saussure et l’arbitraire du signe L’attitude inverse, c’est celle qui est défendue par Saussure dans son Cours de linguistique générale (1915) lorsqu’il souligne les « caractères primordiaux » du signe linguistique : d’une part le signe linguistique est arbitraire, d’autre part il est linéaire. Seul le premier aspect nous intéresse. Que veut dire exactement « le signe linguistique est arbitraire » ? Saussure répond : « Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons [s- œ -r ] qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant [b-œ-f ]d’un côté de la frontière et [ɔ -k-s] (ochs) de l’autre. 4 Arbitraire veut donc dire que le signifiant est immotivé, qu’il est arbitraire par rapport au signifié avec lequel il n’a aucune attache dans la réalité. Saussure est cependant contraint d’envisager deux cas qui suggèrent une motivation relative du signe : celui des onomatopées et celui des exclamations. Cependant il repousse cette idée en faisant valoir plusieurs arguments. D’une part les onomatopées authentiques (du type « glou-glou » ou « tic-tac ») sont rares et elles constituent une imitation déjà conventionnelle de certains bruits (les onomatopées ne sont pas les mêmes dans toutes les langues : pour le train au « teuf-teuf » français correspond le « dodescaden » japonais, et en italien les coqs font « chicchirichi » et non pas « cocorico »…). De même pour les exclamations puisqu’au « aïe ! » français correspond l’allemand « au ! ». En réalité, si Saussure écarte comme des phénomènes d’importance secondaire onomatopées et exclamations, il ne peut réduire complètement la possibilité d’une motivation relative du signe. Bien qu’elle soit difficile à définir et à préciser, la motivation du signe hante l’imaginaire de la langue. Beaucoup d’écrivains et de linguistes du passé en ont rêvé et Gérard Genette a consacré un énorme dossier, son livre Mimologiques, à faire l’historique et l’étude des différentes formes de mimologisme. Pour ma part, je me contenterai d’une approche stylistique de la question : peut-on dire quelque chose de rigoureux sur la valeur des sonorités dans le discours et éventuellement leur signification ? II. Condillac et l’approche stylistique L’un des ancêtres de la stylistique (qu’on essaiera de mieux définir au semestre de printemps) c’est l’abbé Condillac qui est l’auteur d’un Art d’écrire paru en 1772. On peut y lire une phrase qui va nous servir à nous orienter et à faire des classifications. Condillac écrit : L’harmonie imite certains bruits, exprime certains sentiments ou bien elle se borne à être seulement agréable. Je vois ici la désignation de 3 types de théorie différents sur la valeur des sons. 5 Dire que « l’harmonie imite certains bruits », c’est proposer une théorie imitative ou cratylienne des sonorités du langage. Vous noterez que ce ne sont pas les mots en eux-mêmes mais bien les phonèmes qui sont dotés d’une valeur imitative. Cela pose le problème de savoir ce qu’un phonème peut bien imiter. Evidemment des êtres sonores, Condillac dit des « bruits ». Nous ne sommes donc pas loin de l’onomatopée. On va y revenir. Dire par ailleurs que, dans certains cas, l’harmonie « exprime certains sentiments », c’est proposer une théorie expressive des sonorités. Il ne s’agit plus de raisonner en termes d’imitation, mais de valeurs expressives et émotionnelles. C’est poser qu’il y une correspondance régulière entre sonorités et sentiments. Dire enfin que « l’harmonie se borne à être agréable », c’est poser au contraire que les sonorités du langage n’ont ni valeur imitative, ni valeur expressive, mais en revanche qu’elles sont susceptibles d’euphonie, c’est-à-dire qu’il y a des configurations de phonèmes qui sont tout simplement plus agréables à entendre que d’autres. Condillac ne mentionne pas un quatrième type de théorie des sonorités que j’appellerai sémantique ou fonctionnelle. Dans cette théorie, les phonèmes prennent des valeurs significatives non par nature, mais en fonction du contexte, c’est-à-dire de leur association avec certaines significations. Jean Sarobinski a ainsi relevé une sorte d’anagramme dans une phrase d’un des Petits poèmes en prose de Baudelaire : « Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l’hystérie ». J.S. note que les phonèmes du mot « hystérie » diffusent dans toute la phrase dans « sentis » « serré » « terrible ». Il y a dès lors un uploads/Philosophie/ 16-le-sens-des-sons.pdf
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- Publié le Fev 05, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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