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> Appareil Numéros > Revue Appareil - n° 1 - 2008 Numéros / Revue Appareil - n° 1 - 2008 « La destinée cybernétique de l'occident. McCulloch, Heidegger et la fin de la philosophie » Erich Hörl « Notre aventure est, en effet, une grande hérésie. » Warren S. McCulloch « Mais certains parviennent encore à percevoir que penser ne signifie pas calculer. » Martin Heidegger 1. Aux yeux de James Clerk Maxwell, le lien entre les opérations mentales et les faits cérébraux ne pouvait être clarifié qu'au prix d'un certain risque métaphysique (1). En tous les cas, le chemin qui menait à la région sombre et reculée où l'activité de l'esprit attendait de pouvoir être éclairée passait d'abord par la « caverne du métaphysicien ». L'espace d'un instant, lors d'une conférence prononcée devant des collègues en 1870, le mathématicien et physicien britannique sembla rêver d'une physique de la pensée mathématique, qui aurait étudié les relations entre « les opérations intellectuelles du mathématicien et le mouvement physique des molécules » (2). Mais la perspective d'avoir à traverser sur son chemin les cavernes des systèmes métaphysiques et d'y croiser les « restes des explorateurs passés » fit finalement reculer Maxwell. L'effroi de ce dernier n'est pas seulement l'expression de la hantise qu'éprouve le mathématicien et scientifique à la vue des longues ombres métaphysiques qui assombrissent la question psycho-physique. Ses origines historiques et épistémologiques sont parfaitement identifiables : à l'époque de la grande transformation épistémique que constitua l'évolution de la pensée intuitive vers la pensée symbolique (dont Maxwell, le démystificateur des mondes électrophysiques, était d'ailleurs le protagoniste prééminent), il fallait à tout prix éviter de retomber dans les espaces de projection et les théâtres d'ombres de la pensée occidentale. Or, il était alorsimpossible d'appréhender la relation entre les pensées et les faits physiologiques sans recourir à des images, en se limitant à une interprétation purement symbolique de cette relation, dans le langage d'un calcul ou par le biais d'un système d'équations différentielles partielles. Il était donc fortement déconseillé à un « homme de science » d'approfondir ce problème qui visiblement ne pouvait être résolu de manière symbolique. Certes, George Boole, dans son ouvrage fondamental sur les Lois de la pensée, avait bien fait un premier pas en direction d'une calculabilitédes opérations mentales, amenée à devenir l'élémentcentral d'une nouvelle « science de l'esprit ». Mais jusqu'à la fin des années 1930 et au début des années 1940, jusqu'à ce que l'émergence de la théorie de l'information physico-mathématique et son étroite alliance avec la neurophysiologie permette d'établir un parallèle exact entre les états d'une machine et les états de l'esprit, il était inconcevable que cette machine symbolique appelée « esprit » puisse être en tant que telle incorporée ou incorporable à des cerveaux et à des machines et que des calculs logiques puissent être reproductibles dans des circuits neuronaux ou électroniques. La vision fascinante décrite par Maxwell du scientifique parvenu à une connaissance de soi au sens le plus strict, capable d'identifier ses propres états mentaux successifs pendant un calcul, ne semblait quant à elle n'être rien de plus que le simple produit > Appareil Numéros > Revue Appareil - n° 1 - 2008 de sa fantaisie. Cette vision avait fait cependant irruption à un bien mauvais moment, invité fort malvenu de la noble société des physiciens et mathématiciens de la British Association. Et l'on peut mesurer à quel point le moment convenait peu en notant que Sir Charles Sherrington ? neurophysiologiste, prix Nobel et dualiste convaincu ? se sentit obligé, dans ses Gifford Lectures de 1938, à la veille donc de l'instauration du parallélisme entre la machine et le cerveau qui allait se révéler fatal pour l'esprit, de rappeler la nature fantomatique de ce dernier : « L'esprit [...] hante notre espace de manière plus fantomatique encore qu'un fantôme. Invisible, intangible ? c'est une chose sans même aucun contour ; ce n'est pas, à proprement parler, une « chose ». Il est dépourvu de confirmation sensitive, et le restera pour toujours. [...] L'esprit est nu. » (3) A la fin mars 1948, un autre neurophysiologiste, invité par le Philosophical Club de l'Université de Virginie, rendit compte lui aussi de son entrée dans la caverne de Maxwell. Mais si, dans sa communication au titre emprunté à Maxwell ? « Through the den of the metaphysician » ?, il balaya d'un énergique revers de main les mises en garde émises par ce dernier, et que le fantôme décrit par Sherrington ne l'épouvantait pas plus que cela, cela tenait au fait qu'il disposait d'un ensemble de calculs qui permettait de soumettre la formation de pensées dans les réseaux neuronaux à des lois mathématiques. Les auditeurs de cette conférence n'en crurent probablement pas leurs oreilles. Celui qui s'adressait ainsi à eux présentait non seulement le noyau d'une nouvelle théorie universelle chargée de décrire les phénomènes de régulation et de transmission d'informations dans les êtres vivants et les machines ; il prétendait en outre être en mesure de déterminer la caractéristique fondamentale de cet événement épistémique ? pour lequel le nom de « cybernétique » s'imposa dès cette année-là grâce à Norbert Wiener ?, celle d'une étrange répétition de la physique et de l'épistémologie présocratique : « Nous nous trouvons de nouveau », affirmait-il ainsi, « dans l'une de ces périodes prodigieuses de progrès scientifique ? semblable d'une certaine manière à celle des présocratiques, auxquels nous sommes redevables de la formulation claire et précise de nos problèmes physiques et, partant, épistémologiques. Quiconque a eu la chance de pouvoir écouter Wiener, von Neumann, Rosenblueth et Pitts débattre des problèmes afférents à ces machines à calculer modernes douées de savoir et de volonté aura eu l'étrange impression d'avoir assisté à un colloque antique. » (4) Un nom au moins manque cependant à cette liste des figures fondatrices de la cybernétique, qui insufflèrent une atmosphère présocratique à leur époque. Ce nom, c'est celui du conférencier lui-même : Warren McCulloch. La manière dont McCulloch concevait la cybernétique ? comme un retour à une interprétation présocratique du monde ? était étroitement liée à la nouvelle physique de la communication. Grâce aux calculs d'informations, les faits physiques et les faits épistémologiques étaient de nouveau superposables, mais cette fois-ci de manière exacte. « Pour la première fois dans l'histoire de la science, nous savons comment nous savons et nous pouvons ainsi l'expliquer clairement » ? car « nous sommes sur le point de pouvoir nous représenter l'individu connaissant comme une machine à calculer » (5) : là était précisément la nouveauté, qui permettait, après un long détour de l'Histoire, de ressusciter et même de dépasser l'esprit présocratique. Il n'y avait ? c'était là l'essence de la « transformation techno-épistémique » (6) provoquée par le nouvel espace de représentation qu'offrait le discours de l'information ? aucune différence de principe entre les machines à calculer construites par l'homme et l'homme comme machine à calculer procréée. Le cerveau et la machine à calculer jouaient le rôle de modèle l'un de l'autre. McCulloch donna à son étude des machines procréées le nom d'épistémologie expérimentale. (7) Cette nouvelle discipline avait pour but d'étudier les calculs menant à l'acte de connaissance ? et de les étudier en tant que calculs effectués à l'intérieur de l'individu connaissant lui-même. Dans un article qui fit date, publié en 1943 en collaboration avec Walter Pitts, McCulloch avait posé les bases de l'étude de la formation des concepts et des idées, d'une véritable mathématique de l'esprit chargée de formaliser, à la suite du projet booléen d'une operations research of the human mind, l'activité de l'esprit. L'hypothèse de départ qui guidait cet exposé était que « l'activité nerveuse étant régie par la loi du 'tout ou rien' » (8), il était possible de > Appareil Numéros > Revue Appareil - n° 1 - 2008 formaliser les processus neuronaux et les transmissions d'informations entre neurones à l'aide des outils de la logique de l'assertion. En théorie ? car McCulloch et Pitts ne travaillaient bien sûr que sur des modèles de réseaux neuronaux ?, il était possible de concevoir pour toute pensée pensable le réseau neuronal capable de l'enclencher. Du point de vue de l'épistémologie expérimentale, la pensée et l'enclenchement étaient deux processus indissociables. La science de l'esprit, et avec elle l'étude de la pensée, devint ainsi une théorie du signal basée sur l'algèbre logique. Dorénavant, les ingénieurs et les mathématiciens n'allaient plus être les seuls à élaborer des circuits ; les neuroscientifiques les avaient rejoints. (9) Mais à la différence de ceux qui construisaient des machines à calculer, les chercheurs s'occupant de réseaux neuronaux étaient explicitement restés en guerre. McCulloch tout du moins, qui était non seulement scientifique, mais aussi officier et en tant que tel un acteur de la Guerre froide, se considérait encore en 1948 « confronté aux machines ennemies », et voyait là la spécificité de son rapport quotidien aux machines procréées : « On ne m'a rien dit à leur sujet, et je suis chargé de trouver ce qu'elles sont, ce qu'elles font et uploads/Philosophie/ heidegger-cybernetique.pdf
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- Publié le Sep 21, 2022
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