Le champ géoéconomique : une approche épistémologique Philippe BAUMARD & Pascal
Le champ géoéconomique : une approche épistémologique Philippe BAUMARD & Pascal Lorot article publié dans La Revue Française de Géoéconomie, Vol. 1, N° 3, automne 1997 Quel est le statut ontologique de la "géoéconomie" ? Il y a de multiples manières de s’intéresser à la logique d’établissement des connaissances scientifiques, et de multiples éclairages (historiques, théoriques, idéologiques) dont le choix n’est ni gracieux, ni candide. Nous retiendrons trois prémisses de son étude, énoncées par Piaget : (a) Qu’est ce que la connaissance ? ou en d’autres termes, comment attribuer ou établir le statut d’une connaissance; (b) Comment s’est-elle constituée ? ou en d’autres termes, comment a-t-elle atteint son présent statut ; et (c) Comment en apprécier sa valeur ou sa validité ? ou en d’autres termes, comment est rendu possible " le contrat social fondamental " qui lie cette connaissance à sa communauté d’usage. Les études épistémologiques sont plus souvent inscrites dans une perspective historique, plus qu’ontologique, sans doute par héritage du matérialisme de Bachelard qui a renforcé une perception historique de l’épistémologie en France. Ainsi, il existerait " une double discontinuité : d’une part entre le sens commun et les théories scientifiques ; d’autre part, entre les théories scientifiques qui se succèdent au cours du temps ". Il s’agit de la notion de "rupture épistémologique". Est-ce que la " géoéconomie " constitue une telle rupture ? Ou en d’autres termes, répond- t’elle à un vide ontologique laissé libre par d’autres corpus scientifiques, par d’autres "paradigmes" au sens de Kuhn ? Il est difficile d’établir une telle rupture en étant juge et partie. Il est également difficile de postuler, pour une discipline naissante, qu’elle constitue une rupture sans afficher une prétention vaine et futile. Certes, le désir d’adhérer au projet de la géoéconomie se nourrit de l’insatisfaction que nous trouvons en tant que chercheur ou praticien dans nos modèles courants pour expliquer l’état du monde et son architecture systémique. Ce désir est également dérivé d’une aspiration à croire en l’existence d’une telle architecture. Nous cèdons bien évidemment au mythe d’Atlas si bien dépeint par Francis Bacon : " La nature de l’homme désire ardemment avoir quelque chose de fixe et d’immuable dans l’entendement, quelque chose qui soit un repos et un soutien pour l’esprit. Aristote a tenté de prouver que dans tout mouvement, il y a un point qui reste immobile ; et il a exposé de manière élégante l’antique fable d’Atlas, Atlas qui se tenait sans bouger et soutenait le ciel, sur lequel s’accomplit la rotation. De la même manière, les hommes souhaitent assurément avoir au-dedans d’eux-mêmes un Atlas ou un essieu, qui les empêche d’osciller, ce qui est risquer constamment la chute. Voilà pourquoi ils se sont hâtés d’établir certains principes autour desquels puissent tourner leurs divers débats ". D’autres sciences poursuivent également la révélation d’une telle architecture implicite, sans pour autant avoir changé leurs labels, leurs valeurs et leur contrat ontologique avec la réalité. Que ces sciences se nomment physique, mathématique ou économie, elles génèrent en leur sein des ruptures auto-infligées. Elles se remettent en question et s’interrogent déjà sur un monde à la poursuite de la prospérité et de l’équité sociale, partagé entre convergence vers un espace unique et divergence dans des espaces clos, déterminés ou indéterminés, ordonnés ou désordonnés. Il n’y a peut-être d’autre ontologie pour une science que son projet ; projet qui s’aménage, est détourné, entre dans des systèmes d’interaction, répond aux aspirations sociétales puis soudain en est rejeté. Le projet de la géoéconomie est bien de répondre à un questionnement ontologique pressant sur la réalité économique et sociale des nations, des organisations et des invidus. Elle adopte une visée de compréhension des mécanismes et des dynamiques qui peuvent éclairer ou expliquer ce que la conjonction d’un espace contradictoire entre territorialité et intangibilité avec un pouvoir soumis à la dialectique de l’économie et du social est en train de produire. Dès lors, la géoéconomie est avant-tout un énoncé qui résume à la fois une perception du monde, une posture explicative de celui-ci, et le composé de deux termes issus de deux autres disciplines : la géographie et l’économie. Le terme géoéconomie s’est en même temps formé par analogie, ou du moins par homomorphisme, au terme géopolitique. Il en reprend la construction, et en utilisant le même référent sémantique donne une autre explication du monde. Quand la géopolitique renvoit aux relations entre pouvoir et territoire, la géoéconomie semble renvoyer aux relations entre géographie et économie, mais ne fait que reprendre la structure sémantique de " géopolitique " pour signifier qu’au pouvoir traditionnel des États, il lui faut substituer aujourd’hui une forme de pouvoir moins conventionnelle, moins concentrée : celle de l’économie. La géoéconomie, discipline en devenir plus que discipline éprouvée, est aujourd’hui un lieu de rencontre des préoccupations et des interrogations de chercheurs et praticiens désirant renouveler le contrat qu’ils ont établis avec la réalité. Elle pourrait s’inscrire dans une démarche post-moderne en privilégiant la déconstruction à la quête de vérité. Elle pourrait s’appuyer sur un relativisme instruit, et refuser de se soumettre aussi bien à l’individualisme méthodologique qu’à l’institutionnalisme qui semblent s’imposer aux sciences sociales comme une bifurcation inaltérable. Il peut paraître prématuré, voire hasardeux, de s’attaquer au statut ontologique d’un label, d’un énoncé dont on n’est pas certain qu’il soit juste de " l’ordre du discours ". Nous pourrions nous contenter de laisser émerger, par tâtonnements, par expérimentation, ce champ encore jeune et fougueux qui rassemble géopolitologues, économistes, gestionnaires et praticiens essayistes. Que nous soyons ici bien compris. Notre démarche n’est pas d’installer dans le discours scientifique une discipline pour laquelle nous fondons beaucoup d’espoir, et dont nous aimerions forcer le destin. Au contraire, l’interrogation ontologique est d’autant nécessaire qu’entreprise tôt dans l’émergence d’un champ scientifique. Elle permet de construire une base de discussion, de procurer aux débatteurs des clés d’arbitrage, de se soumettre au regard et à la critique constructive des pairs. Cet essai d’approche épistémologique de la " géoéconomie " doit être compris comme un jeu de questionnements, une invitation au dialogue scientifique sur l’émergence d’une discipline, son devenir, les modalités de son développement. Nous pourrions nous réfugier dans un positivisme logique de bon aloi, emprunter à d’autres disciplines leurs instruments, leur appareillage méthodologique, leurs croyances et leurs systèmes de valeur. Nous serions alors en porte-à-faux, appelant à l’émergence d’une discipline nouvelle, que nous croyons fondée sur un paradoxe ontologique et sur une crise des modèles, en utilisant les méthodes et postures épistémologiques du passé. Mais avons-nous une réponse ? Ou n’avons-nous pas que des questions ? Notre propos n’est pas de fournir à nos pairs un répertoire de réponses toutes prêtes que l’on utilisera comme façade épistémologique à la production d’énoncés. Nous n’avons pas l’intention de fournir aux lecteurs une panoplie de certitudes, un langage d’observation, une sensation d’irréversibilité et de rupture épistémologique incontestable. Nous croyons au contraire que " les faits seuls ne sont pas assez puissants pour nous faire accepter ou rejeter des théories scientifiques ; ils laissent à la pensée un champ trop large. À l’inverse, la logique et la méthodologie éliminent trop, elles sont trop étroites ". En somme, nous ne voulons pas fournir le diagnostic avant d’avoir bien étudié le statut des symptômes. Nous ne voulons pas étouffer une discipline naissante dans le carcan des instruments de ses sœurs ainées, sans pour autant adopter cette position sceptique et déconstructive qui veut que tout soit bon, tout soit vrai et tout soit faux. La fenêtre que Momus réclamait… L’émergence d’une discipline scientifique n’est ni le produit d’un petit groupe d’invidus se révoltant contre les paradigmes établis, ni la transition naturelle et progressive du contrat qui lie une société à ses croyances. En d’autres termes, " l’idée selon laquelle la perception sociale est de nature non pas contemplative, mais au contraire active, est donc aujourd’hui suffisamment admise pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir ". Nous sommes socialement situés quand nous observons la réalité, avec nos positions et nos dispositions. Cette analyse paraît tout à fait évidente, si comme Foucault, nous nous intéressons plus seulement à l’énoncé, mais à ceux qui l’énoncent. Le discours " géoéconomique " ne se forme pas dans la neutralité feutrée d’un colloque scientifique. Il est défendu par Luttwak ou Nye avec la volonté de créer délibérément une rupture dans l’ordre du discours. Il émerge au sein d’un noyau d’institutions et en emprunte les stratégies. Il s’appuie sur une institutionnalisation endogène en étant à la fois le discours renouvelé et l’énoncé rebel. En ce sens, la géoéconomie ne naît pas uniquement dans l’ordre du discours. Elle repose sur une intuition sensible d’un changement dans l’ordre et l’appréhension d’événements économiques bien réels. Elle est une esquisse de théorisation qui naît d’abord chez l’observateur des relations internationales, puis est adoptée par le praticien enfermé dans des contradictions logiques entre un monde pluridomestique et une concurrence sans frontière. Paradoxalement, le discours géoéconomique n’entre pas dans l’espace public. Il est confiné dans un espace d’échanges discrets, sans que l’on puisse identifier un groupe particulier, une uploads/Philosophie/ 17-le-champ-geoeconomique.pdf
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- Publié le Dec 13, 2021
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