Les Cahiers du Lise 1 Les Cahiers du Lise 2021 – Numéro 19 Au-delà de la subord

Les Cahiers du Lise 1 Les Cahiers du Lise 2021 – Numéro 19 Au-delà de la subordination ? L’expérience du travail autonome en coopérative et en communauté Sandrino Graceffa, Michel Lallement Lise-CNRS-Cnam, Paris Les Cahiers du Lise 2 Au-delà de la subordination ? L’expérience du travail autonome en coopérative et en communauté Sandrino Graceffa, Michel Lallement Lise-CNRS, Cnam Résumé À l’instar de l’organisation et des relations de travail qui sont toujours le produit de forces antagoniques, l’étude sociologique de l’autonomie au travail est très souvent décrite comme le résultat d’une tension entre désirs de liberté et désir d’égalité. En prenant appui sur l’approche culturaliste d’Alain Ehrenberg et l’approche régulationniste de Jean-Daniel Reynaud, le projet ici visé est d’esquisser une analyse de l’autonomie basée sur l’observation empirique de deux terrains contrastés : une coopérative européenne de travailleurs freelances et une communauté intentionnelle nord-américaine. Si ces deux configurations collectives diffèrent par leurs ancrages géographiques et culturels, mais aussi sur leurs tailles, elles ont en commun de revendiquer l’autonomie au travail comme une valeur centrale. Mais au-delà de l’affichage, la fabrique de l’autonomie dans ces organisations atypiques constitue avant tout le résultat d’un cheminement marqué par de nombreux conflits et arrangements qui révèlent leurs capacités à combiner de manière opportune les désirs de liberté et d’égalité. Mots-clefs Autonomie, travail, coopérative, communauté, régulation, combinatoire, égalité, liberté. Les Cahiers du Lise 3 Que ce soit par le biais d’enquêtes extensives ou par celui d’observations locales, la sociologie a mis en évidence depuis longtemps déjà le fait que l’organisation et les relations de travail sont toujours le produit de forces antagoniques. La formalisation proposée par Jean- Daniel Reynaud met ainsi en scène une régulation de contrôle et une régulation autonome dont les termes et les implications n’ont guère de chance de coïncider (Reynaud, 1989). Pour qualifier les mutations contemporaines du travail que, au risque de la caricature, l’on peut nommer post-taylorisme, de nombreux chercheurs se sont instruits d’une telle grammaire et d’une telle sémantique. Ils s’accordent plus précisément encore pour évoquer la montée en puissance depuis les années 1980 d’une « autonomie sous contrainte », étant entendu que, comme le montrent les enquêtes sur les conditions de travail de la Dares, les marges conférées à l’autonomie et les degrés de contraintes qui informent les activités professionnelles ne cessent d’évoluer au fil des années. Dans un tel esprit, différents travaux mettent en lumière l’importance des multiples et nouvelles contraintes qui pèsent sur le travail, que celles-ci résultent de la course aveugle à la performance économique, des stratégies de globalisation, de l’usage du numérique… ou encore, plus récemment, de la nécessité de composer avec une crise sanitaire d’ampleur mondiale. Après avoir particulièrement intéressé les sociologues du travail durant la décennie 1970, l’autonomie et ses manifestations contemporaines restent en revanche peu explorées. A défaut d’entreprendre une investigation exhaustive et de grande ampleur sur le sujet, la présente contribution souhaite fournir un éclairage sur les conditions de possibilité de l’autonomie au travail. Adossé sur un matériau empirique original qui, à dessein, place en tension comparative deux cas a priori bien différents (une coopérative de travailleurs européenne, une communauté intentionnelle nord-américaine), notre ambition est de mettre à l’épreuve l’hypothèse suivante. Telle qu’elle est habituellement objectivée dans les enquêtes, l’autonomie est toujours elle-même le produit d’une composition de forces antagoniques qui met en jeu un double désir de liberté et d’égalité. Notre conviction est que seule l’observation empirique permet de donner de la chaire sociologique à ces concepts très généraux. Nous faisons le pari par ailleurs qu’il est possible de typer les combinatoires qui, au niveau des organisations, résultent de cette tension fondamentale. Les Cahiers du Lise 4 Pour esquisser quelques arguments en faveur de cette thèse, nous allons commencer par revenir un peu plus précisément sur le cadre intellectuel que nous venons de présenter. Après, ensuite, une brève présentation de nos terrains, nous nous demanderons ce que signifie l’autonomie au travail pour les membres d’une coopérative et d’une communauté. Nous soulignerons ensuite le caractère dynamique d’une telle construction en évoquant les hésitations et les tâtonnements qui en ont été à l’origine. Nous évoquerons enfin les modes d’articulation, souvent conflictuels, entre désir de liberté et désir d’égalité. Retour sur la question de l’autonomie Nous souhaitons ici, comme on l’aura compris, revenir sur la question des conditions de l’autonomie au travail. Pour ce faire, nous utilisons notamment le prisme de la comparaison internationale. En procédant de la sorte, on s’aperçoit assez vite que l’espace sociologique des réflexions sur l’autonomie est borné par deux grands modèles. Le premier considère l’autonomie comme l’expression de spécificités culturelles propres, le second la traite comme un geste dont la portée est d’abord et avant tout à référer aux conditions qui, localement, définissent les activités productives. Le premier de ces modèles a été présenté dans le détail par Alain Ehrenberg dans La Société du malaise (2012). Afin de caractériser la fabrique de l’individu caractéristique des sociétés contemporaines, celui-ci oppose un « esprit américain de la personnalité » à un « esprit français de l’institution ». La thèse est résumée par A. Ehrenberg comme suit : « le concept d’autonomie divise les français alors qu’il unit les américains. Cette différence de valeur tient aussi aux contenus donnés à la notion d’autonomie dans les deux sociétés (…). La seconde différence est que la personnalité ou le self occupe en Amérique la place que l’Institution possède en France. Là-bas, le concept de personnalité est une institution alors qu’en France l’appel à la personnalité apparaît comme une désinstitutionalisation1. » Dans le premier cas, l’individualisme fait fond sur un puritanisme dont l’on sait qu’il a abondamment irrigué l’histoire et la culture nord-américaine, jusque et y compris les 1Ibid., p. 25. Les Cahiers du Lise 5 communautés intentionnelles qui nous intéressent dans la présente contribution. Il conjugue également des valeurs héritées du libéralisme et du romantisme. L’ensemble compose une représentation de l’individu autonome comme self. Celle-ci trouve avec la psychologie matière à l’aider à s’ajuster au monde social tout en lui permettant, c’est là le point essentiel, de conforter son moi grâce à l’actualisation de ses potentialités et la possible réalisation (achievement) de fins jugées désirables. La forte valorisation, outre-Atlantique, du self-made man n’est donc pas un hasard, pas plus que ne l’est le rejet de l’État, entité politique que les étatsuniens jugent pour la plupart d’entre eux comme outrancièrement intrusive. En France, le schéma est différent. Là, « l’accent est traditionnellement placé sur l’égalité et non sur l’autonomie, mais le sens donné à ces deux concepts est différent de celui des américains : l’égalité renvoie plus à la notion de protection qu’à celle d’opportunité, quant à l’autonomie, elle est valorisée en tant qu’indépendance plus que comme compétition2. » En France, autrement dit, l’autonomie n’est pas une « condition » mais une « aspiration » et, plus précisément, une aspiration à l’émancipation dont l’État n’est pas l’ennemi mais au contraire la garantie. En assurant à chacun·e, par le truchement d’une protection sociale, les moyens de son indépendance, il tempère les risques d’une autre forme d’intrusion à même d’abîmer la vie des individus, celle du marché en l’occurrence. A défaut de revenir dans le détail sur les multiples subtilités de l’analyse d’A. Ehrenberg quand il campe les conditions de production historiques de cette opposition et de leurs crises respectives, on voudrait lui opposer un deuxième modèle bien mieux connu, nous semble-t-il, des sociologues francophones. Il s’agit en l’occurrence de la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud dont l’on sait qu’un des piliers conceptuels est la notion de « régulation autonome ». Par-là, l’auteur entend la production des règles qui structurent le travail réel, à la différence de celles qui s’incarnent dans les prescriptions officielles et qui correspondent, dans la sémantique de J.-D. Reynaud, à une « régulation de contrôle ». Ces deux régulations sont gouvernées par des intérêts propres et elles sont en concurrence l’une avec l’autre. L’auteur des Règles du jeu ajoute que « la relation contrôle-autonomie est donc très générale et très diversifiée. Elle se présente toutes les fois qu’un individu ou un groupe a la capacité 2 Ibid., p. 179. Les Cahiers du Lise 6 d’intervenir dans le fonctionnement, l’organisation, l’activité d’un autre groupe. Toutes les fois, donc, que peut exister une initiative extérieure à un groupe, pertinente pour la régulation de ce groupe. Cette situation, dans une organisation, est non seulement fréquente, mais banale. Elle est notamment liée à tout acte d’entreprise3. » Deux éléments importants doivent être mentionnés pour compléter ce rapide rappel. Les régulations, en premier lieu, partagent avec les dominations chez M. Weber le fait de ne pouvoir espérer d’efficace qu’à la condition de bénéficier d’une légitimité qui donne sens, justifient et assoient leur effectivité. Dans le cas du travail, cette légitimité a très souvent à voir avec ce qui est présenté comme la finalité de l’organisation (la satisfaction du client, la compétitivité, l’intérêt commun que doit servir le service public…). Les régulations, en second lieu, sont toujours des processus qui composent entre eux des configurations de uploads/Philosophie/ au-dela-de-la-subordination-l-x27-experience-du-travail-autonome-en-cooperative-et-en-communaute.pdf

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