Entre Deleuze et Foucault, penser le désir – David Rabouin S’il fallait aujourd

Entre Deleuze et Foucault, penser le désir – David Rabouin S’il fallait aujourd’hui raconter le mythe de la naissance d’Eros, un esprit peu chagrin pourrait être tenté de traduire ironiquement Penia par Demande et Poros par Offre. Eros, fils de la Demande et de l’Offre, n’est-ce pas tout ce qu’il nous reste à dire du désir ? Portés par le discours ambiant, par la douceur réconfortante de l’esprit « fin de siècle », nous pourrions alors nous amuser à entendre que les servants libertaires du dieu Désir ont fait le lit du capitalisme sauvage, que l’économie libidinale s’est coulée sans heurt dans le Grand Marché planétaire etc. etc. Une histoire serait close, un rêve éteint, et sans trop de regrets qui plus est. Cela, bien sûr, nous éviterait de nous chagriner à poser d’autres questions plus embarrassantes, notamment celle de savoir qui tient ce discours et pourquoi. Cela nous éviterait surtout de revenir sur un chapitre de l’histoire de la philosophie clos avant d’avoir été ouvert. Car reste encore à comprendre aujourd’hui ce qu’a signifié l’intrusion brusque du Désir dans le discours philosophique - et sa toute aussi brusque occultation dont nous faisons, c’est le cas de le dire, les frais. Pour raviver un peu l’étrangeté de cette irruption, il n’est pourtant que de se tourner vers une histoire plus ancienne. Sur les traces du désir, notre course serait brève, car il est évidemment faux que la philosophie s’en soit toujours préoccupée. Où que le regard porte, il ne pourra qu’enregistrer la diversité des noms de ce que nous désignons aujourd’hui comme Le désir : Eros, epithumia, hormè, appetitus, libido, cupiditas, concupiscentia, conatus, endeavour, appetite, lust, Sehnsucht, Wunsch, Wille, Begierde, inclination, souhait, élan etc. Chacun reconnaîtra les siens. Mais où reconnaître notre insaisissable démon ? S’il est toujours possible d’exhumer chez Platon une pensée du désir, le prix excessif en sera de ranger sous un même concept des réalités que précisément il distingue : l’epithumia du Philèbe, celle bien différente du Phédon, le thumos de la République ou l’ephiestai du Phèdre, l’eros du Banquet etc. Autre exemple de cette difficulté : Spinoza, le premier à être crédité d’avoir vu que « le désir est l’essence de l’homme ». Car la lecture moderne nous fait inscrire dans ce désir ce qu’il ne porte pas : le ça, le flux, la force inconsciente qui fait persévérer dans l’être - qui s’appelle proprement conatus, par différence avec une cupiditas inévitablement liée à la représentation consciente et, surtout, avec le triste desiderium [1]. Il y a là plus qu’une question de mots. Car le conatus spinoziste en réfère à celui de Hobbes qui à son tour se réclame explicitement de l’hormè aristotélicienne - lignée assez différente de celle de l’epithumia dont on pourra toujours dire, après Kant, qu’elle trouve son unité négative dans son rapport au plaisir. Si la conception spinoziste ne perd rien de son originalité dans ce jeu de renvois, elle y laisse un peu de son effet de rupture spectaculaire ; elle amène surtout à se demander s’il est intéressant d’importer dans une réflexion commune sur l’élan, l’impulsion les surdéterminations modernes du mot désir. Laissons donc ces raccourcis aux manuels de philosophie, bien obligés de recourir à ce genre de subterfuge, et posons, quant à nous, une hypothèse salutaire pour qui cherche aujourd’hui à savoir quelle place le désir pourrait tenir dans la pensée : il faut regarder comment il y est entré. L’ENTRÉE DU DÉSIR Une supposition sensée, et assez communément admise, consiste à lier l’entrée du désir dans le discours à un événement relativement récent : l’invention de la psychanalyse. Cela expliquerait pourquoi il nous est pratiquement impossible aujourd’hui de ne pas associer désir et sexualité. Cela expliquerait aussi pourquoi nous pensons conatus ou hormè, ancêtres de la « pulsion inconsciente », sous l’appellation anachronique de désir. Avec Freud se produirait cette entrée par effraction : une vérité pourrait enfin être dite sur le désir. Il deviendrait alors non pas une parmi les passions de l’homme, mais l’objet privilégié d’articulation d’un discours de vérité. Si d’autres avaient abondamment parlé du désir, ils ne lui avaient pourtant pas donné cette place centrale qui lui était dès lors reconnue. Ou s’ils l’avaient fait, pensons à la « volonté » de Schopenhauer à laquelle Freud se réfère à l’occasion, c’était plus à la manière d’un présupposé ontologique général qu’à la manière d’un objet d’études spécifiques. Notre siècle, inauguré par la (fausse) date de publication de L’interprétation des rêves serait donc celui du Désir, comme on a dit tout aussi rapidement qu’un autre fut celui de la Raison. Juste retour des choses. Pourtant à bien y regarder, la psychanalyse naissante parle peu du désir. Si scandale il y a, d’après son créateur, c’est moins de faire entrer le désir dans le discours que d’y introduire l’inconscient. C’est à lui plus qu’au désir que la parole est donnée. Si « le rêve est la réalisation d’un désir », comme le répète le Français avec complaisance, l’Allemand dit Wunsch, souhait. Si nous partons à la recherche de « l’homme de désir », nous trouverons en fait des « types libidinaux » et les configurations afférentes de l’omniprésente libido. Le désir du pénis est Neid, envie, et ce qui nous pousse à agir Trieb, pulsion. Rien d’étonnant donc à ce que le fameux Vocabulaire de Laplanche et Pontalis s’esquive habilement lorsqu’il s’agit de définir un hypothétique pôle d’unité de ces concepts : « il y a, dans toute conception de l’homme, des notions trop fondamentales pour pouvoir être cernées ; incontestablement, c’est le cas du désir dans la doctrine freudienne ». Incontestablement. Mais le sentiment persiste : on ne peut guère s’empêcher de croire que la psychanalyse traite explicitement du désir, qu’elle ne parle que de lui, qu’elle nous donne même le droit de le faire parler. Cette impression n’est pas trompeuse dès lors qu’on s’oriente non vers l’œuvre de Freud, ni même vers celle de ses premiers disciples, mais vers la dernière grande médiation par laquelle elle nous a été transmise et à laquelle reste attaché le nom de Jacques Lacan. Si nous avons l’illusion rétrospective, surtout en France, que la doctrine freudienne tourne autour du désir, c’est précisément parce que Lacan a opéré son fameux « retour à Freud » par ce décisif recentrement. Un point de départ est donc mis à notre disposition : la doctrine lacanienne est une pensée du désir. Mieux, elle ne s’autorise que d’investir ce centre. Cet appel au désir à un moment précis de notre histoire culturelle - pas à Vienne, pas en 1900 - est fondamentale pour comprendre la manière dont la philosophie, surtout la philosophie française, s’en est prise en retour à ce rusé démon. Mais avant d’envisager cette réaction, il reste encore un mystère à éclaircir : si le « retour à Freud », par le biais du désir, apparaît aujourd’hui en décalage avec un discours qui justement évite ce centre et périodiquement tourne autour, d’où vient cette exigence de recentrement ? Peut-on dire qu’elle fut un coup de force opéré par le malin génie de Lacan ? Assurément non, et Lacan ne s’est jamais caché en ce point de ce qu’il héritait. Proche de Bataille, auditeur de Kojève, interlocuteur d’Hyppolite…comment ne pas voir que le désir occupe une place centrale chez Lacan parce qu’il reconduit les attendus d’une philosophie alors dominante, celle de Hegel (du moins tel qu’il a été lu par ces auteurs) ? Il n’est que de faire résonner les formules de deux penseurs aussi opposés que Sartre et Lacan pour s’en apercevoir. Au-delà de tout ce qui oppose la lecture existentialiste de la lecture structuraliste, une même manière d’envisager les problèmes : le désir est fondamentalement (« a priori » ou « structuralement ») manque à être [2]. Michel Foucault marque bien cette évidence pour les penseurs de sa génération lorsqu’il rappelle que « Sartre et Lacan ont été des contemporains alternés. Ils n’ont pas été ensemble contemporains l’un de l’autre. Chaque fois que l’un faisait un pas, c’était en rupture avec l’autre, mais pour reprendre le même type de problèmes » [nous soulignons] [3]. Même type de problème et même rencontre dans la distance avec Bataille : « l’objet du désir sensuel est par essence un autre désir », à quoi répond la célèbre formule lacanienne : « le désir est désir de l’Autre ». Le primat de l’Autre, comme ce par rapport à quoi mon désir se constitue dans l’interdit, gouverne l’inscription du désir comme manque dans l’horizon d’une lutte pour la reconnaissance. Telle est la manière, hégélienne assurément, dont le désir entre sur la scène. Ces différentes positions ne sont évidemment pas convoquées ici pour leur détail, mais pour esquisser un certain « champ de problématisation ». Au milieu des années 60, la psychanalyse lacanienne, elle-même associée, à tort ou à raison, à la vague « structuraliste », pousse le désir sur le devant de la scène. Or, sur le fond, la description qui est alors proposée ne uploads/Philosophie/ rabouin-david-entre-deleuze-et-foucault-penser-le-desir.pdf

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