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accueil > Revue > N°112 | 2009 > Spatialiser haptiquement Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder Herman Parret publié en ligne le 16 août 2009 Index Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques Mots-clés : corps, espace, haptique, main, optique, profondeur, synesthésie, toucher Auteurs cités : Sémir Badir, Denis BERTRAND, Gilles DELEUZE, Jacques Derrida, Henri Focillon, Ernst Gombrich, Algirdas Julien GREIMAS, Sémir HenriBergson, Johann Gottfried von Herder, Margaret Iversen, Henri Maldiney, Maurice Merleau- Ponty, Aloïs Riegl, Paul VALÉRY, Heinrich Wölfflin, Heinrich Worringer, Claude ZILBERBERG Texte intégral 1 : C’est ainsi que Cl. Zilberberg introduit sa contribution au séminaire intersémiotique sur la sémiotique de l’espace (déc. (...) 2 : Une heureuse exception nous est offerte par l’excellente contribution au séminaire intersémiotique, intitulée « Sur la (...) « L’espace est partout », certes1. On constate d’ailleurs une invasion thématique et épistémologique de la spatialité dans nombre de sciences humaines (le localisme en linguistique, la théorie des jeux en économie et en sociologie, l’introduction des paramètres de proximité et de distanciation en pragmatique dialogique et conversationnelle, etc.). On ne se rend pas toujours compte dans ces approches de l’espace souvent naturalisantes et réductionnistes que la spatialisation est organisée à partir du corps, de ses vécus et de ses esthésies2. La spatialisation est un dynamisme pathémique dont les thymies sont générées par une subjectivité incarnée. La sémiotique des passions a suffisamment insisté sur le fait que, puisque le corps est un champ de forces modalisantes, la spatialisation ne peut être qu’affective, que tout espace comme lieu d’identité d’un sujet, est un espace signitif, symbolique, onirique, hallucinatoire, angoissant, intime ou étranger, un espace radicalement sémiotisé, certainement pas l’espace naturalisé de la physique et de la géométrie. Ce serait une percée remarquable de la sémiotique de pouvoir démontrer comment toute spatialisation est essentiellement marquée par une temporalité intensément aspectualisée. 3 : Dont la pagination que je cite est celle de l’édition GF-Flammarion, Paris, 1972, pp. 79-124. L’esthésique, on l’affirme depuis plusieurs décennies, nous offre les meilleurs prolégomènes à l’anthropologie sémiotique. L’insistance sur l’organisation hiérarchique des cinq sens, sur l’impact des mécanismes interesthésiques et synesthésiques, est sans doute le moyen le plus efficace permettant de détrôner la conception paradigmatiquement métaphysique depuis Platon, celle qui proclame que l’espace et la mise-en-espace sont l’affaire de la vision, de l’œil, rétinal ou mental, l’affaire de la pure opticalité, passive, réceptive, transparente et objectivante. Pour déconstruire ce paradigme, d’une puissance extrême dans nos philosophies et nos cultures, je voudrais présenter une alternative, celle de la spatialisation haptique, sous la guidance de Deleuze, Riegl et Herder (20e, 19e, 18e siècles), trois proto-sémioticiens qui justifient, dans les marges du paradigme dominant, une conception pluri-esthésique de la spatialisation qui tient compte de la richesse globale de la vie sensorielle du sujet, et surtout de sa compétence « haptique ». Toutefois, je me permets d’évoquer brièvement, en guise d’introduction à ma triade Deleuze/Riegl/Herder, une approche, moins paradigmatique mais heuristiquement intéressante, de la « spatialisation haptique », celle de Denis Diderot dans sa Lettre sur les aveugles de 17493. En effet, Diderot se pose bien intelligemment une question qui parcourt toutes les anthropologies ou psychologies du 18ième siècle : comment l’aveugle-né parvient-il à spatialiser, à partir de quelle compétence sensorielle ? 1. Je vous offre une anthologie de quelques séquences de Diderot pour leur beauté et leur pertinence. « L’état de nos organes et de nos sens », énonce Diderot, « ont beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale », et c’est ainsi que l’aveugle « ne fait pas grand cas de la pudeur » (86-87) puisqu’il n’a jamais vu aucune nudité, et encore, l’aveugle ne juge pas de la beauté, à la manière d’un jugement esthétique kantien (80-81), et pourtant Diderot s’émerveille : « On m’a parlé d’un aveugle qui connaissait au toucher quelle était la couleur des étoffes » (128). Et faisant référence au cas de Saunderson, le plus célèbre aveugle-né au 18e siècle, discuté également par Condillac, Diderot écrit : « Saunderson voyait donc par sa peau ; cette enveloppe était en lui d’une sensibilité si exquise… Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile » (102). Autre enchantement : « L’aveugle a la mémoire des sons à un degré surprenant ; et les visages, [pour lui], n’offrent pas une diversité plus grande que celle qu’il observe dans les voix. Elles ont pour lui une infinité de nuances délicates qui nous échappent » (83). Qu’en est-il de la compétence de spatialisation de l’aveugle-né? Diderot se pose ainsi la question : « Comment un aveugle-né se forme-t-il des idées des figures ? Je crois que les mouvements de son corps, l’existence successive de sa main en plusieurs lieux, la sensation non interrompue d’un corps qui passe entre ses doigts, lui donnent la notion de direction… Il a, par des expériences réitérées du toucher, la mémoire des sensations éprouvées en différents points : il est maître de combiner ces sensations ou points, et d’en former des figures. Une ligne droite, pour un aveugle qui n’est point géomètre, n’est autre chose que la mémoire d’une suite de sensations du toucher placées dans la direction d’un fil tendu… Géomètre ou non, l’aveugle-né rapporte tout à l’extrémité de ses doigts. Nous combinons des points colorés ; il ne combine, lui, que des points palpables, ou, pour parler plus exactement, que des sensations dont il a la mémoire… » (89). 4 : Je ne fais que mentionner en ce lieu l’article « Synesthésie et profondeur » de Cl. Zilberberg, Visible 1, 2005, pp. 83-103, où (...) Si on reconstruit quelque peu l’argument de Diderot, il semble y avoir deux pistes pour une explication psycho-anthropologique de ces phénomènes. D’abord, Diderot présuppose un sens interne ou une faculté globale de sentir : « Je ne connais rien qui démontre mieux la réalité du sens interne que cette faculté, faible en nous, mais forte dans les aveugles-nés, de sentir ou de se rappeler la sensation des corps, lors même qu’ils sont absents et qu’ils agissent sur eux… Nous pouvons très bien reconnaître en nous la faculté de sentir à l’extrémité d’un doigt » de sorte que, comme il dit, « les sensations qu’il aura prises par le toucher seront, pour ainsi dire, le moule de toutes les idées » (91). Ce sens interne, de Kant à Merleau-Ponty, cette « faculté de sentir » en tant que telle, « moule » de toute la vie sensorielle, est une hypothèse que Diderot ne creuse pas mais admet intuitivement. L’autre explication est celle qui pointe vers la synesthésie4: « Le son de la voix avait pour [l’aveugle-né] la même séduction ou la même répugnance que la physionomie pour celui qui voit… Quand [il] entendait chanter, [il] distinguait des voix brunes et des voix blondes » (130). Il est bien intéressant de noter que Diderot ne semble pas croire à une synesthésie adéquate pour les voyants: là, il n’y a que concours des sens, mais « nullement entre les fonctions des sens une dépendance essentielle » (115) : « nous tirons sans doute du concours de nos sens et de nos organes de grands services » (86). Par conséquent, « ajouter le toucher à la vue » est bien inutile quand on est voyant : une « dépendance essentielle » n’existe que par nécessité pour les aveugles. 5 : Que je cite dans la seconde édition, Paris, Editions du Seuil, 1972. Voir également la transcription des Cours de Deleuze (du 12 et 19 (...) 6 : Mille plateaux, Paris, Editions du Minuit, 1980, p. 614. 7 : Deleuze remarque que le mot “haptisch” est créé par Riegl, non pas dans la première édition de Spätrömische Kunstindustrie (...) 2. Mais qu’en est-il de l’expérience esthétique du voyant, l’expérience sensorielle du felix aestheticus ? En effet, cette « dépendance essentielle » que Diderot présupposait dans la vie sensorielle des aveugles, cet « ajout du toucher à la vue », c’est une suggestion qui nous mène au seuil de la conception deleuzienne du haptique, qui est en fait la conception d’une certaine sensibilité esthétique, artistique même. L’idée du haptique, on le sait, est déployée dans plusieurs chapitres de Francis Bacon. La logique de la sensation (1981)5. Ainsi, insiste Deleuze, le tableau du peintre n’est pas une réalité purement visuelle : le tableau est un espace haptique et non pas optique. Et il explique dans Mille plateaux: “Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens, mais laisse supposer que l’oeil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique”6. Et Deleuze fait référence dans Francis Bacon à Aloïs Riegl qui est le créateur du terme de “haptisch”7: haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de l’oeil au toucher, mais une “possibilité du regard”, un type de vision distinct de l’optique (116). Deleuze propose d’employer le terme haptique “chaque fois qu’il n’y aura plus uploads/Philosophie/ spatialiser-haptiquement.pdf
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- Publié le Apv 13, 2021
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