Alain Badiou et le cinéma/ L’art du cinéma par Alain Badiou Séminaire « La pens
Alain Badiou et le cinéma/ L’art du cinéma par Alain Badiou Séminaire « La pensée du cinéma à Paris-8 » du jeudi 7 avril 2016 Suzanne Liandrat-Guigues, Professeur de Cinéma à l’Université Paris-8 (Vincennes à Saint-Denis), avait invité à son séminaire Alain Badiou et Denis Lévy pour y parler de leur travail. Le texte ci-dessous est la transcription de leurs interventions suivies de celles de l’assistance. Les interventions en italiques sont celles qui n’ont pu être attribuées nominalement. Alain Badiou et le cinéma par Denis Lévy En préambule, pour situer le cinéma dans le grand système philosophique élaboré par Alain Badiou, il faut rappeler que pour lui, la philosophie ne produit pas de vérités par elle-même. Les vérités sont produites par des procédures génériques ; il en nomme quatre, dont l’existence est nécessaire à celle de la philosophie : la politique, la science, l’art et l’amour, qui donnent à penser à la philosophie les vérités qu’elles créent. Bien entendu le cinéma a sa place dans la procédure artistique, il y tient même, dans l’œuvre d’Alain Badiou, une deuxième place (ex æquo avec le théâtre) très peu éloignée de la première, qui est tenue par le poème. Alain Badiou a eu très tôt des intuitions justes sur le cinéma, comme le montre son très étonnant premier article, « La culture cinématographique », paru en 1957 – un article de vrai cinéphile, au sens fort d’amateur d’art – dans lequel on peut déceler à l’état embryonnaire de nombreuses idées qu’il développera par la suite. Mais ce développement s’est élaboré sur plusieurs décennies, par un chemin dont je me propose de retracer les principales étapes conceptuelles. Ce qui va m’obliger à donner un tour un peu personnel au compte-rendu d’une aventure intellectuelle que j’accompagne depuis 40 ans : une sorte de western conceptuel aux nombreuses péripéties, dans lequel je crois n’avoir pas été seulement un spectateur, au point qu’il m’a parfois été difficile de démêler dans mon souvenir ce qui revenait à Alain ou à l’autre. Je vais donc essayer de dire ici ce que je dois en pensée à Alain Badiou. Mais je dois préciser tout de suite que l’essentiel de ces échanges intellectuels ont eu lieu dans un registre collectif, et que j’y ai appris, en même temps, la richesse de la discussion collective ; que cette discussion peut être autre chose qu’un débat d’opinions stérile (tel qu’il se pratiquait couramment dans les ciné-clubs des années 50-60) ; qu’elle pouvait être au contraire éminemment constructive. Et le cinéma s’y prête particulièrement. Le collectif où j’ai rencontré Alain Badiou et que j’ai rejoint en 1976, c’était le groupe qui publiait la Feuille Foudre, « groupe maoïste d’intervention dans l’art et la culture » —dont une des activités principales a été, sous la direction d’Alain Badiou, une réflexion sur le cinéma et une théorisation de nos critères : ce dont témoignent les deux articles de fond parus en 1977 et 1978, respectivement sur le cinéma « révisionniste » (grosso modo, ce qu’on a nommé la « fiction de gauche ») et sur les critères du progressisme au cinéma. Nous étions alors dans l’immédiate postérité de Mai 68, époque où se posait à nouveau la question des rapports entre le cinéma et la politique —et sans doute cette fois de façon plus radicale que jamais auparavant. Il était donc logique que la Feuille Foudre propose un point de vue maoïste sur cette question, et elle l’a fait en essayant de discerner, dans la conjoncture cinématographique, des courants de pensée ou d’opinions compatibles avec telle ou telle orientation politique. J’insiste sur l’importance de cette période, parce que je la considère comme véritablement fondatrice, à la fois d’un lieu de discussion collective et d’une nouvelle pensée du cinéma. Cette attention minutieuse à la conjoncture, en même temps que la volonté d’en synthétiser les orientations d’ensemble, est une caractéristique permanente du travail d’Alain Badiou —en quoi c’est un travail de philosophe. Dans l’article sur les critères du progressisme, apparaît quelque chose de tout à fait important : le 7e et dernier principe : « Principe de la crédibilité artistique : une œuvre progressiste doit prendre position dans l’actualité de l’histoire des formes. » Autrement dit, « le progressisme en art doit réellement relever de l’art. » Ce 7e principe, qui est en fait le n°0, celui qui distingue entre art et non-art, œuvre d’art et objet culturel, a eu un double effet sur l’orientation de la Feuille Foudre : - une relativisation de la critique négative (encore qu’Alain Badiou ait prouvé, à propos du film comique français, qu’elle pouvait être fort réjouissante) ; - un intérêt croissant pour la modernité cinématographique du moment, « seconde modernité » ou plus tard « modernité soustractive », nouvelle avant-garde formelle du cinéma qui se soustrayait aux normes à la fois artistiques et économiques du cinéma « commercial » : Godard en tout premier lieu, Wenders, Syberberg, Duras, Oliveira, etc. Ce double effet a lui-même eu pour conséquence un questionnement sur les critères, ou sur la méthode d’appréhension de ces films —un questionnement sur la critique elle-même. Cela a donné lieu à l’ultime avatar de la Feuille Foudre, sous la forme du journal l’Imparnassien, dans lequel est publié (1983) un article qui propose un point de vue d’ensemble sur la modernité (qui à l’époque donnait ses derniers feux), « Repères sur la seconde modernité cinématographique ». Dans le même numéro, un article critique la Politique des Auteurs. Parallèlement, on assiste à l’émergence d’une notion qui va prendre de plus en plus d’importance, celle de « sujet véritable » d’un film. Déjà, dans l’article sur les critères du progressisme, il est question d’un « principe organisateur » qui n’est réductible ni à la fable ni à un personnage. Et, dans l’article de 1981 sur le Faussaire, il est clair que ce que Badiou nomme « sujet » n’a rien à voir avec ce que la critique appelle traditionnellement le sujet d’un film, c'est-à-dire son synopsis : ce sont, bien davantage, des idées. Ce sujet est, dans une première formulation, « ce sur quoi le film prend position ». Je n’ai jamais pu m’empêcher (et je ne crois pas que ce soit un jeu sur le mot) de rapprocher ce « sujet véritable » du Sujet dont Badiou faisait, à la même époque, la Théorie (1982, mais précédé des séminaires). Théorie du Sujet m’a en tout cas donné à penser ce sujet véritable, jusqu'à comprendre que si l’œuvre d’art fait sujet, c’est qu’elle est sujet, et qu’il faut la traiter comme tel, comme une matière vivante, organique, que le scalpel de l’analyse académique ne peut que détruire. C’est ce qui explique sa pérennité, son caractère éternel : ça nous parle, ça nous parle toujours. C’est par là que l’œuvre tient au réel : un sujet est un point de vérité. Le film comme sujet implique un regard en subjectivité : la vision d’un film est une expérience sensible et intellectuelle à la fois dont l’approche critique ne suffit pas à rendre compte. Il s’agit donc de trouver une voie qui ne soit ni celle de la critique de type journalistique ni celle de l’analyse de type universitaire. C’est ce qui était déjà à l’œuvre, au fond, de façon plus ou moins aveugle, dans cette dernière période de la Feuille Foudre et de l’Imparnassien, notamment dans le fait de partir des films plutôt que des auteurs (c’était une époque d’académisation de certains auteurs) : c’était l’idée qu’il n’y a pas de sujet extérieur à l’œuvre, qu’il est tout entier dans l’œuvre et par l’œuvre. Qui plus est, le concept de sujet est ce qui va redisposer le vieux couple de la forme et du fond, où est supposée l’antériorité du fond : or si le sujet est produit par l’œuvre, c’est qu’en réalité il n’y a rien d’antérieur à l’œuvre (rien qui intéresse l’appréhension de l’œuvre, ce qui fait qu’aucun savoir particulier n’est requis pour l’expérience artistique au cinéma), sinon d’autres œuvres. Il n’y a donc pas de « fond », il y a une forme, qui est le film tout entier tel qu’il se présente au regard du spectateur, et un sujet créé par cette forme. Reste à penser comment ce sujet est créé : c’est ce qui va occuper les années suivantes, qui sont des années de silence —du point de vue des écrits sur le cinéma (1985-1993), mais non de la réflexion, qui en ce qui me concerne se nourrit des cours et des livres d’Alain Badiou, même s’ils ne portent pas directement sur le cinéma, et de conversations privées. Tout cela mène finalement à la reconstitution d’un collectif et à la publication de ce qui s’appelait déjà L’art du cinéma, mais n’avait pas d’autre ambition que d’être une série de petites brochures (1993). C’était au départ les textes de conférences qui se tenaient dans des cinémas et qui accompagnaient des projections de films. De cette époque datent les deux textes fondateurs de l’orientation de la revue, « Les faux mouvements uploads/Philosophie/ 4-pdf 4 .pdf
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- Publié le Jul 17, 2021
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