171 Parler de l’ethnicité pour l’âge du bronze, à une période où l’on ne possèd

171 Parler de l’ethnicité pour l’âge du bronze, à une période où l’on ne possède aucun texte relatant les agissements d’un quelconque peuple dans cette partie occidentale du monde antique (le midi de la France), ne peut se faire de la même manière qu’à l’âge du fer où l’on peut (parfois) croiser des vestiges matériels et des énoncés déjà formulés, au moins à partir de la première implantation coloniale grecque (Marseille). Écrivant l’histoire à partir du présent, c’est toujours en mode régres- sif que l’on procède, si bien que l’on est amené, en remontant le temps, à perdre cette familiarité apparente des textes pour ne se consacrer qu’aux seules traces matérielles : celles-ci sont-elles aptes à faire émerger un discours de type ethnographique, sans que des noms nous aient été déjà don- nés ? Ces objets et ces habitats mis au jour sont-ils des moyens sûrs pour attribuer et qualifier une présence, des actions ? Peut-on être à un moment raccord – comme l’on dit au cinéma à propos de l’ajustement de plans successifs d’un film – entre ce qui a été dit et ce qui a été découvert ? Poser ces questions engage les capacités cognitives de l’archéologie et nécessite un examen théorique des philosophies de l’esprit requises pour penser les collectifs, car seule la pluralité est significative pour envisager les realia. Nous commencerons par l’exposé de quelques concepts utiles, pour tenter une réflexion sur les modes d’existence de deux peuples signalés par les textes, les Ségobriges autour de Marseille, puis les Élisyques dans la région de Narbonne, avant de remonter dans le temps et d’en- visager le cas de la fin du Bronze final (le Mailhacien), où, cette fois-ci, l’on ne possède plus aucun nom propre, avec un corpus documentaire équivalent à celui dont traitent les préhistoriens. Ethnicité et critique du culturalisme Le concept d’ethnicité vise des aspects dynamiques et situationnels qui n’existent pas dans des entités telles que peuple ou ethnie, voire même de culture, qu’une vision quelque peu primordia- liste a durablement figées dans des “âmes” ou des “personnalités collectives” (Poutignat, Streiff- Fénart 1995 ; Cuche 1996). Pour cette dernière approche, à chaque peuple ou ethnie doivent correspondre un nom, un territoire, une langue, des pratiques culturelles et des institutions spé- cifiques. Le vieux concept de culture archéologique développé par deux chercheurs, V. G. Childe et G. Kossinna, que tout opposait – sauf peut-être l’usage immodéré des cartes de répartition –, est l’expression matérielle de cette manière d’envisager la question (Boissinot 1998 ; Demoule 1999 ; Olivier 2003). Il est vrai que ces formulations ont accompagné la montée des nationalismes européens promouvant plusieurs modèles de l’État-nation, celui-ci pouvant être plutôt ethnique ou racial (J. G. Herder), ou encore le résultat d’un consentement (E. Renan), mais associés à chaque fois au sentiment de posséder un patrimoine collectif, indivis et inaliénable (Thiesse 2009). L’ethnicité en mode régressif, de l’âge du fer à l’âge du bronze Quelques problèmes épistémologiques Philippe Boissinot In : D. Garcia dir., L’âge du bronze en Méditerranée. Recherches récentes. Paris, Errance, 2011, pp. 171-191. L’âge du bronze en Méditerranée 172 Cette idée contingente de la nation s’est peu à peu présentée comme universelle et normative (Gellner 1989), et son application, sur le vieux continent, s’est généralement accompagnée d’une tentative d’homogénéisation des traits culturels et linguistiques, à l’opposé du modèle multiculturel promu dans d’autres contextes plus libéraux. L’idée d’ethnie a finalement peu intéressé les ethnologues, dont l’étude était pourtant le métier. Elle n’était pour eux que le cadre de leurs travaux et, sa définition, un passage obligé mais vite réglé pour passer à des thèmes plus prometteurs (Amselle 2005). Pourtant, individuer une ethnie, c’est dire si là, dans cette portion de l’espace-temps, il y en a une ou il y en a plusieurs, c’est savoir là où elle commence et là où elle finit, en d’autres termes, explorer le champ sémantique d’un terme et poser des questions épistémologiques fondamentales. Mais, en se plaçant à l’intérieur d’une entité déjà donnée et en niant plus ou moins ses aspects historiques – une tendance lourde de l’anthropo- logie, à quelques exceptions près –, cette question quelque peu floue était souterrainement traitée par le sens commun qui assimilait tout groupe humain à un État-nation, fut-il au rabais. On doit ce constat à J.-L. Amselle et aux analyses de plusieurs africanistes (Mercier 1968 ; Amselle, M’Bokolo 1985 ; Chrétien, Prunier 1989) qui ont entrepris une déconstruction du concept d’ethnie, large- ment fabriqué par les administrateurs coloniaux et les missionnaires, lesquels ont tenté de figer des réalités humaines qui étaient plus souples, mouvantes et relatives, et non pas strictement assignées à des territoires. Ainsi, les ethnonymes eux-mêmes peuvent-ils recevoir des significations diffé- rentes suivant les époques, les lieux et le situations sociales retenues, que ceux-ci soient autonymes ou hétéronymes (Erikson 2004 ; Testart 2010) ; et les agents qui se réclament d’un de ces noms, s’agréger en unités sociales inégales et hétérogènes, bien loin de l’homogénéité ou de la cohérence requise par le modèle “nationaliste”. Plutôt que de parler d’identité ethnique, que celle-ci soit dure ou souple, sans doute conviendrait-il mieux de parler de stratégies identitaires, qui dépendent à la fois du contexte et de l’appartenance sociale (Bayard 1996), car il y a toujours plusieurs manières de se définir à l’intérieur d’un corpus catégoriel, souvent de manière arbitraire, comme par exemple par la possession d’un type d’objet – une question qui intéresse les archéologues à la recherche d’identifications, mais qui peut passer inaperçue si on ne le sait pas d’avance. Cette approche a en outre bénéficié des recherches fondamentales de F . Barth (1969) sur la notion de frontière, non pas comme des limites géographiques mais comme des barrières sémantiques qui s’expriment dans un jeu contrastif d’attributs culturels : ainsi, cela ne serait pas avec le seul semblable que l’on se défini- rait, de manière introspective, mais avant tout dans la rencontre avec les autres, vis-à-vis desquels on cherche à maintenir la différence. Cette conception a connu un grand succès, mais également des critiques en raison de sa négligence des structures internes ou du rapport à une altérité “du dedans”, comme lorsqu’on fait référence à ses dieux ou ses ancêtres (Formoso 2001, 25-27). Quoi qu’il en soit, les réalités ethniques s’appréhendent désormais moins en termes de choses – ayant une exis- tence spatiale, une cohésion, une persistance, avec la propriété d’individuation – qu’en recourant au modèle du réseau ou du champ de forces, avec la prise en compte de différents jeux d’échelles, bien loin d’une marqueterie, une juxtaposition bidimensionnelle d’entités étanches (Amselle 2001). À ces travaux d’ethnologues, il convient d’ajouter les contributions d’historiens travaillant sur la période dite des “Invasions barbares” et du haut Moyen âge qui, grâce à une relecture de la documentation textuelle, ont renouvelé l’approche de l’ethnicité en dehors du cadre des États stables. Pour cette période de l’Europe, comme pour l’Afrique précoloniale, on note le même caractère flottant des ethnonymes, les possibilités fréquentes de décomposition et de recomposition d’entités politiques, sans que la culture matérielle de la plupart des sujets en soit profondément modifiée, en tout cas, sans qu’une homogénéisation ait été tentée ; aussi, défiant toute idée reçue, la L’ethnicité en mode régressif, de l’âge du fer à l’âge du bronze Quelques problèmes épistémologiques 173 possibilité pour un groupe dirigeant d’adopter la plupart des coutumes des populations conquises, plutôt que d’imposer les siennes (Geary 2004). Mais c’est également la frontière de ces États stables qu’il faut revoir, car, à l’instar des Goths proches de Rome, c’est toute une histoire partagée – et non disjointe – qu’il faut réécrire (Kulikowski 2009). Voilà autant d’exemples heuristiques pour penser également l’ethnicité de la Protohistoire. En tentant de répondre à des questions d’archéologues, l’ethnoarchéologie s’est inscrite dans le projet nomologique de la processual archaeology. Elle n’a pas survécu à cette dernière discipline en raison de mêmes ambitions modélisatrices (Gosselain 2011), mais a permis de sortir de quelques routines interprétatives, comme une lecture des travaux de l’ethnologie critique nous avait égale- ment incité à le faire. Ainsi ne peut-on plus prétendre que le décor céramique – le trait culturel que les archéologues ne peuvent manquer ! – est un moyen pour affirmer son identité ethnique, d’autres paramètres pouvant entrer prioritairement en jeu tels que les relations personnelles entre potières ou les modalités d’apprentissage (Dietler, Herbich 1994). La liste des régularités que l’on ne peut plus énoncer s’est donc allongée, sans nous donner la clé des interprétations à venir. Voulant traiter de questions générales, mais avec des exemples choisis dans la Protohistoire et l’Antiquité, il convient de citer différentes critiques et tentatives de clarification (Boissinot 1998 ; 2005b ; Ruby 2006), mais également quelques essais d’application à des contextes précis, majo- ritairement archéologiques – nous laissons de côté les travaux heuristiques de J. Hall (1997) ou I. Malkin (2001) pour des raisons qui se comprendront dans la suite de ce texte. En séparant différents espaces, qu’il relèvent de l’économie, de la politique, de la linguistique, de la religion, de la culture matérielle ou uploads/Philosophie/ 8-boissinot-article3.pdf

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