1 Compréhension et interprétation. Interrogations autour de deux modes d’appréh
1 Compréhension et interprétation. Interrogations autour de deux modes d’appréhension du sens dans les sciences du langage Patrick Charaudeau Université Paris XIII CNRS-LCP-IRISSO Introduction Les notions de compréhension et interprétation sont l’objet de réflexions approfondies dans le domaine de la philosophie. On ne peut donc traiter ces notions sans se référer à la tradition de l’herméneutique. Mais en même temps, comme il est maintenant acquis qu’une discipline scientifique est le lieu géométrique où se refondent, selon ses propres présupposés théoriques, concepts et notions d’autres disciplines, on peut s’autoriser à repenser ces notions dans le cadre des sciences du langage pour les rendre appropriées. C’est donc à réinterroger ces notions que l’on va s’attacher ici. D’abord en passant en revue les définitions des dictionnaires, et en procédant à l’examen de ce que dit l’herméneutique pour considérer quels enseignements on peut en tirer. Puis on reprendra l’opposition sens vs signification, discutée depuis les origines de la linguistique moderne, pour l’articuler avec certaines des distinctions de l’herméneutique, de façon à établir le statut catégoriel de ces notions, ce qui permettra ensuite de décrire les différentes opérations interprétatives, selon la position qu’occupe le sujet interprétant. 22 PATRICK CHARAUDEAU 1. Ce que disent les dictionnaires Le verbe « comprendre », dont on sait par l’étymologie qu’il désigne l’action de se saisir d’un ensemble, d’abord physiquement puis intellectuellement (XVe siècle), peut s’appliquer au domaine psychologique (saisie globale d’une intention), au domaine logique (saisie de l’ensemble d’un raisonnement), ou au domaine moral (saisie à la fois intellectuelle et affective du sens d’un comporte- ment ou d’une action, ce que l’on entend par le terme “empathie”) 1. Le substantif « compréhension » est alors compris comme le résultat global de l’action de comprendre. Le verbe « interpréter », tiré du latin interpretari (interpretes = intermédiaire en affaires), signifie « expliquer, éclaircir, traduire, prendre dans tel ou tel sens, comprendre la pensée de quel- qu’un » (XIIe siècle), puis, progressivement, se différencie, d’une part, en « action de traduire d’une langue à une autre », d’autre part, en « action de donner / attribuer / extraire un sens à / d’une chose » par diverses opérations intellectuelles (déduction, induc- tion, intuition, transposition-artistique, ce qui a induit le sens de rôle théâtral) 2. Le substantif « interprétation » est le résultat de l’action d’extraire ou donner un sens à une manifestation quelconque. D’autre part, le dictionnaire de philosophie de Godin 3 précise qu’il y a diverses sortes d’interprétations : l’inter- prétation psychanalytique qui porte sur le passage du latent au manifeste ; l’interprétation clinique qui part du symptôme mani- feste pour remonter au latent ; l’interprétation sémantique qui désigne « ce qu’une suite de symboles appartenant à une langue formelle signifie ou dénote à partir des règles constituant le système sémantique de cette langue ». Ces définitions ne permettent pas de bien saisir le rapport qu’entretiennent compréhension et interprétation, bien que l’on devine que la compréhension consiste en un acte global résultatif, et l’interprétation en une série d’opérations. 1. Voir C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004. 2. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1994. 3. C. Godin, op. cit. COMPRÉHENSION ET INTERPRÉTATION 23 2. Ce que dit la discussion herméneutique Comme on sait, l’herméneutique est née comme un « art d’inter- préter les textes », principalement appliqué aux textes sacrés ou canoniques en théologie (Hermeneutica sacra), en droit (H juris) et en philologie (H profana), dont l’une des grandes figures fut saint Augustin. L’herméneutique se donne comme une philosophie de l’esprit « en tant qu’il (l’esprit) se détache de ses objets, qu’il est mis en antithèse avec la nature, […] tendant à ramener soit un ordre de connaissances, soit tout le savoir humain à un petit nombre de principes directeurs […] » 4. Elle s’inscrit dans une visée anthropologique, comme le dit le philosophe Resweber 5, en se demandant si le « sens de l’être » est atteignable et s’il dépend ou non de l’activité de langage et de son contexte historique. 2.1 Les trois moments Il y eut, en simplifiant, trois grands moments de réinterrogation de l’herméneutique : (1) le moment où, avec Dilthey 6 et Schleier- macher, l’herméneutique est définie comme fondement méthodo- logique servant aux sciences humaines, lesquelles sont déclarées « sciences de la compréhension » ; (2) le moment où, avec Nietzsche et Heidegger, est posé que l’herméneutique n’est pas seulement une méthodologie mais une philosophie universelle de l’interprétation ; Nietzsche en déclarant : « Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nous ne pouvons constater aucun factum “en soi” […] » 7, Heidegger en arguant que l’herméneu- tique ne concerne pas seulement l’interprétation des textes, mais l’existence elle-même qui se vit à travers une pluralité d’interpré- tations 8 ; (3) le moment où Gadamer, à partir de Vérité et méthode 9, développe une « herméneutique universelle du lan- gage » dans laquelle se trouve impliqué le sujet interprétant, une 4. A. Lalande, Vocabulaire critique et technique de la philosophie, Paris, Puf, 1997. 5. J.-P. Resweber, « Les enjeux de l’interdisciplinarité », Questions de communication n° 19, 2011, p. 171-199. 6. W. Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique » (1900), dans Le Monde de l’esprit, Paris, Aubier, 1947, t. I, p. 313-340. 7. F. Nietzsche, La Volonté de puissance, II, Paris, Gallimard, « Tel », 1995. 8. M. Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986. 9. H.G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996. 24 PATRICK CHARAUDEAU herméneutique de la compréhension subjective, dans laquelle fusionnent à la fois le passé et le présent, à travers un dialogisme langagier, et le sujet et l’objet en tant qu’ils sont imprégnés d’une époque et d’un langage, car la compréhension, c’est « se com- prendre soi-même ». Á partir du positionnement de Gadamer s’est développée une discussion philosophique avec successivement Habermas 10 , Ricœur 11, Derrida 12 et les postmodernistes, Rorty 13 et Vattimo 14 : l’enjeu, diversement explicité, est le statut de la compréhension, soit comme résultat d’une interprétation visant à déterminer une origine de sens avec la présence pleine d’un sujet vivant derrière les signes, soit, comme le dit Derrida, « l’affirmation d’un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine, offert à une interprétation active […] » 15. Cette dernière position sera portée à son extrême par le constructivisme moderne des postmodernistes pour qui : « Nous ne comprenons jamais quelque chose qu’à tra- vers une description, mais il n’y a pas de description privilégiée. Il n’y a aucun moyen de remonter derrière notre langage descriptif vers l’objet qu’il est en lui-même […] » 16. L’herméneutique est ainsi définie comme subjectivité donneuse de sens dans la filiation de Nietzsche pour la diversité des interprétations, et d’Heidegger pour l’inscription dans l’histoire. On n’entrera pas dans cette discussion dont les enjeux sont strictement philosophiques, et on cherchera, dans un esprit inter- disciplinaire, à en retenir ce qui nous a intéressé et va servir notre propos. 10. J. Habermas, Logique des sciences sociales, Paris, Puf, 1987 ; Théorie de l’agir communicatif, Paris, Fayard, 2001. 11. P. Ricœur, Temps et récit, III, Paris, Éditions du Seuil, 1990 ; Du texte à l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1986. 12. J. Derrida, L’Ecriture et la Différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967 ; « Questions à Gadamer », Revue Internationale de philosophie, n° 151, 1984, p. 341-343. 13. R. Rorty, L’homme spéculaire, Paris, Éditions du Seuil, 1990. 14. G. Vattimo, Éthique et Interprétation, Paris, La Découverte, 1991. 15. J. Derrida, L’Ecriture et la Différence, p. 427. 16. Cité et traduit par J. Grondin dans L’Herméneutique, Paris, Puf, 2006, p. 113. COMPRÉHENSION ET INTERPRÉTATION 25 2.2 De la distinction entre comprendre et interpréter dans l’herméneutique La distinction entre les notions de comprendre et interpréter est difficile à déterminer tant il y a entre les philosophes qui se sont attachés à les définir des positions qui s’entrecroisent entre accords et désaccords. Schleiermacher, par exemple, pour qui l’herméneutique est un « art de comprendre » plutôt qu’un « art d’interpréter », ne différencie pas ces notions. Nietzsche, pour sa part, en déclarant de façon péremptoire qu’« […] il n’y a pas de faits, seulement des interprétations », s’attache surtout à démon- trer que la connaissance est toujours le résultat d’interprétations multiples – ce qu’il nomme « l’infini interprétatif » –, et donc toujours relative, jamais objective. Gadamer, lui, nous dit que compréhension et interprétation sont associés, que la première dépend de « précompréhensions » et vise la totalité d’une œuvre sans jamais atteindre le « sens en soi », alors que la seconde est un moment d’application à une situation particulière qui serait antérieure au moment de la compréhension, les deux cependant fusionnant. Ricœur, qui a beaucoup dialogué avec Gadamer, estime que comprendre, c’est essayer d’articuler l’interprétation qui s’approprie le sens tel qu’il se donne à la conscience – une sorte de téléologie du sens comme dans l’exégèse biblique, mais qui est ouverte à diverses possibilités de sens –, et le moment interprétatif qui uploads/Philosophie/ a-compreehension-et-interpreetation.pdf
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- Publié le Apv 13, 2022
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