28 mai 2022 Louis Mabillard Dissertation : « Faut-il démontrer pour savoir ? »
28 mai 2022 Louis Mabillard Dissertation : « Faut-il démontrer pour savoir ? » Démontrer est une exigence qui dépasse le seul domaine des mathématiques : ne demande-t- on pas, dans une discussion, à son interlocuteur de démontrer son avis ? L’esprit capable de démontrer illustre la raison. Mais celle-ci peut-elle tout savoir ? Pascal nous avertit : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » S’il est incontestable que démontrer fonde les savoirs scientifiques, y compris dans les sciences de la nature, l’extension de la démonstration dans tous les domaines rencontre de grandes difficultés. Lorsque la théologie ou la philosophie entreprennent de démontrer leurs « vérités », ce peut être au dépend de la raison elle-même, et certaines disciplines, celles qui concernent de plus près l’être humain, interprètent les faits sans démontrer strictement de lois. Démontrer semble en échec lorsque le « vécu » intervient pleinement : d’autres types de savoir restent alors possibles. Pour commencer, intéressons-nous à la puissance de la démonstration. En mathématiques, démontrer, c’est établir une suite de propositions par substitution de termes admis comme équivalents. Un tel processus aboutit à formuler une vérité « nouvelle » (au sens où elle était implicite dans les premières propositions, c’est-à-dire pas encore découverte). L’exercice trouve sa version la plus « simple » dans le syllogisme, tel qu’il est analysé par Aristote, dont la conclusion propose une formulation nouvelle et synthétique de ce que sous-entendaient les prémisses. On pourrait admettre que le savoir ne progresse que très peu, sinon pas du tout, et que le syllogisme est une tautologie, c’est-à-dire la répétition, sous deux formes différentes, d’une même « vérité ». Repérer une tautologie peut néanmoins augmenter la connaissance. Cela apparaît en mathématiques, dont les démonstrations peuvent être comprises comme de simples suites de syllogismes. Mais la longueur éventuelle des démonstrations permet de parcourir un chemin rationnel et constitue une véritable découverte : en l’absence de ce chemin, on n’aurait pas su que les propositions initiales et les propositions finales sont équivalentes. Comme le raisonnement mathématique s’effectue indépendamment de toute référence à l’univers empirique, a priori ainsi que l’a fortement souligné Kant, Descartes a pu admirer la pureté de ses objets et les « longues chaînes de raison » qui le constituent, et trouver dans son évidence un modèle de vérité. Quand la démonstration a-t-elle lieu dans les sciences « expérimentales » ? Les sciences « expérimentales » semblent ne pouvoir être concernées aussi fortement que par la démonstration, puisqu’elles s’intéressent à tout autre chose qu’à la seule cohérence interne qui caractérise les systèmes logico-mathématiques : leur vérité n’est pas seulement formelle, elle doit prendre en charge un donné « empirique », fourni par l’expérience au sens scientifique. Celle-ci a pour but de vérifier une hypothèse, ou « explication anticipée » (Claude Bernard) : cette vérification a bien une valeur démonstrative, et c’est pourquoi on évoque l’existence d’un véritable raisonnement expérimental. C’est néanmoins dans la version la plus récente de ces sciences « du réel » que la démonstration mathématique intervient au sens propre. Lorsque la théorie physique est formalisée, traduite en en symboles abstraits et en formules 1 28 mai 2022 Louis Mabillard mathématiques, la démonstration prend en quelque sorte la relève provisoire de l’expérience : ce qui est démontré par calcul dans la théorie est admis comme énoncé « vrai » (son éventuelle vérification expérimentale peut tarder). C’est par des calculs sur les champs électromagnétiques que Dirac a ainsi « découvert » la notion de « masse négative », et Bachelard y voit le moment où la raison scientifique elle-même accède à son stade « dialectique ». Vient ensuite la question du savoir scientifique, est-il intégralement démontré ? Le savoir ainsi démontré paraît constitué de manière particulièrement solide et efficace. Quel que soit son degré de formalisation, il y subsiste pourtant de l’indémontrable. En effet, ce dernier demeure à l’origine de tout système mathématique. C’est, dans la conception classique (celle d’Euclide), l’ensemble des définitions premières, postulats et axiomes, et dans le vocabulaire récent, c’est l’axiomatique qui réunit, en respectant des exigences de cohérence et de comptabilité, les différentes catégories d’axiomes (de définition, de position, de construction). Quel que soit le système, c’est nécessairement à partir d’axiomes (indémontrables) que seront possibles toutes les démonstrations ultérieures. Intéressons-nous maintenant à l’étendue de la démonstration : jusqu’où peut-on prétendre démontrer ? En philosophie tout d’abord : la rigueur mathématique et le savoir qu’elle atteint a pu servir de modèle en philosophie même : Spinoza considère, plus encore que Descartes, qu’il doit être possible d’élaborer un système philosophique aussi démonstratif que la géométrie. C’est l’Éthique, avec sa suite de définitions, d’axiomes, de postulats et les théorèmes qui peuvent en être déduits. Un peu plus tard, Leibniz souligne à son tour les effets bénéfiques d’une « mathématique universelle » : ne pourrait-on traduire en série de syllogismes tous les systèmes philosophiques concevables, de telle façon que leurs vérités s’imposent uniquement « par la force de la forme », comme c’est le cas mathématiquement ? On recenserait ainsi toutes les manières cohérentes de philosopher, en faisant de leurs points de départ des axiomes choisis par chaque philosophe (en fonction de son contexte historique, de son vécu). Hormis ces points de départ, la philosophie serait parfaitement démontrable. En métaphysique ou théologie ensuite : sans mener aussi loin l’exigence de rigueur démonstrative, de nombreux philosophes ont cherché à mener des démonstrations dans des régions philosophiques étrangères au strict logico-mathématique, en métaphysique et notamment à propos de Dieu. Aristote est simultanément l’« inventeur » de la logique formelle et celui de la première démonstration concernant l’existence d’un principe divin. Ce dernier est défini comme « premier moteur », après un examen des mouvements et moteurs du monde : dans leur succession, on ne peut régresser à l’infini car s’il n’y avait pas de moteur « premier », il n’y en aurait pas de second, etc., et donc plus de mouvement du tout. Le moteur dit « premier » a donc le rôle d’une proposition première (axiome ou postulat) : il permet de déduire la suite. Un tel argument, via les cinq versions qu’en donnera saint Thomas, irrigue une majeure partie de la théologie classique. Même la preuve « ontologique » de Descartes implique l’intervention d’un postulat métaphysique, selon lequel un être qualifié de parfait doit posséder l’existence, puisque s’il ne la possédait pas, il lui manquerait quelque chose : la pensée serait en contradiction avec elle-même. 2 28 mai 2022 Louis Mabillard Dans les sciences de l’homme pour finir : constituées au XIXème siècle, les sciences de l’homme entendent rompre avec la philosophie et ses implications métaphysiques, et prennent modèle sur les sciences de la nature. Même si l’expérimentation reste en général hors de leur portée, l’adoption de ce modèle les invite à vouloir démontrer leurs énoncés : en y parvenant, elles échapperaient à toute emprise idéologique. On constate pourtant que les démonstrations font défaut : les faits observés et accumulés peuvent être statistiquement traités, mais leur interprétation n’a rien à voir avec une démonstration. Interpréter donne lieu à des lectures diverses des mêmes faits, où peuvent d’ailleurs se glisser des facteurs idéologiques, mais qui montrent surtout que les faits humains obéissent à des intentions et offrent des significations, absentes des phénomènes naturels. Ces derniers sont, mais n’ont pas de valeur en eux-mêmes, contrairement aux faits humains, qui sont porteurs de valeurs diverses, et dès lors susceptibles d’interprétations divergentes, et historiquement renouvelées. La dernière question de problématique soulevée par le sujet est la suivante : certains « savoirs » ne sont-ils pas indémontrables ? Les preuves de Dieu sont critiquées. Lorsqu’elle démontre, la raison humaine se sent « chez elle » parce qu’elle définit ses objets et ses règles. Mais n’a-t-elle pas parfois tendance à excéder ses conditions d’exercice ? C’est ce que Hume déplore à propos des preuves de Dieu a posteriori. Il montre que la raison utilise alors improprement certains concepts. Ainsi, la notion de « cause » (Dieu « cause » du monde) ne peut être, rationnellement, disproportionnée relativement à ses effets. Or le monde est imparfait, alors que Dieu lui est « parfait ». De plus, il n’y a pas de relation causale concevable que pour des phénomènes répétitifs. Or le monde est unique, et il n’est d’ailleurs pas un « objet » (observable globalement). D’où la définition d’un Dieu « unique en son genre », ce qui n’a logiquement aucun sens. Il apparaît ainsi que les essais de démonstration, en théologie, aboutissent à des bizarreries. Comment raisonner sur un être unique ? Autant reconnaître que la foi n’est pas affaire de démonstration, que prétendre démontrer l’existence de Dieu, c’est ne pas y croire suffisamment. Ne doit-on pas postuler en métaphysique ? Pour sa part, Kant a critiqué l’argument ontologique cartésien, lui reprochant d’admettre l’existence comme un simple attribut repérable par l’analyse a priori d’un concept (de Dieu), alors qu’elle relève d’un constat a posteriori (empirique). L’existence de Dieu, loin d’être démontrée, doit être postulée pour répondre aux uploads/Philosophie/ dissertation-shs.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 18, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0688MB