1 SARTRE ET LA MORALE1 par ARNO MÜNSTER Pour le Cercle Condorcet des Alpes-Mari
1 SARTRE ET LA MORALE1 par ARNO MÜNSTER Pour le Cercle Condorcet des Alpes-Maritimes, le jeudi 6 février 2014 à Nice. REMARQUES PRELIMINAIRES Nous vivons dans une époque où il faut évidemment faire preuve de beaucoup de courage pour être à « contre-courant ». Et ce qui vaut pour la politique vaut aussi pour la philosophie et l’histoire de la pensée. L’année dernière a été placée sous le signe de la commémoration du centenaire de la naissance d’Albert Camus, et le grand nombre de colloques, d’articles, de livres et d’émissions de radio et de TV qui lui ont été consacrées, attestaient de l’estime croissante du public pour l’écrivain, l’essayiste et le dramaturge, l’auteur de L’Etranger, du Mythe de Sisyphe, et de L’Homme révolté, qui a dû faire sa percée et sa renommée, pendant de longues années, dans l’après-guerre, jusqu’au moment où le Prix Nobel de Littérature lui a été décerné (en 1957), plutôt à l’ombre de Sartre et des existentialistes du quartier de Saint-Germain, à Paris. « Revanche » tardive donc pour Camus, critiqué à l’époque, par la gauche, à cause de l’ambiguïté de ses positions politiques et philosophiques, à l’époque de la guerre d’Algérie et de la guerre froide. Maintenant, en revanche, il semble que la situation, à l’époque défavorable à Camus, ait été totalement renversée. On a pu lire dans la presse et entendre dans les médias que Camus l’aurait désormais remporté sur son rival et « ennemi » Sartre. Ainsi, à Nice, en novembre dernier, une Allée Albert Camus a été inaugurée sur la « Promenade du Paillon » par le Maire, Christian Estrosi, mais à Paris et dans la quasi-totalité des grandes villes de France aucune grande place, aucun boulevard, aucune station de Métro ne porte le nom de JEAN-PAUL SARTRE, le plus grand philosophe français du 1 Conférence prononcée le 7 Février 2014 dans l’amphithéâtre de « l’Espace-Association », place Garibaldi, à Nice, dans le cadre du cycle de conférences programmé par le « Cercle Condorcet 06 ». 2 XXe siècle, seul un pont sur la Seine, au niveau de la Bibliothèque Nationale de France « François Mitterrand », porte maintenant le nom de Simone de Beauvoir. Cette détestation de Sartre (certains critiques ont traité l’existentialisme sartrien d’ « excrémentialisme » et Sartre d’ « hyène dactylographe ») a bien sûr des origines politiques. Comme Sartre détestait et provoquait même, avec ses thèses philosophiques et politiques, la bourgeoisie, la bourgeoisie et la droite détestent Sartre, lui reprochant la radicalité – jugée « excessive » - de ses prises de positions politiques, notamment pendant la guerre d’Algérie, mais aussi par exemple pour son « flirt » avec les maoïstes, en mai 1968, son soutien à la « Cause du Peuple » (journal maoïste interdit, en 1970, par le gouvernement de Georges Pompidou), ou sa visite chez Baader, à la prison de Stuttgart-Stammheim, en décembre 1974, par laquelle le philosophe – grand témoin critique de son temps – voulait attirer tout simplement l’attention de l’opinion publique allemande sur les conditions de détention des membres du groupe terroriste d’extrême-gauche « Baader-Meinhof », sans pour autant vouloir justifier leurs actions terroristes. Ce sont des « risques » que Sartre avait évidemment pris, volontairement, en tant que philosophe et écrivain engagé qui, dans un article déjà publié, en octobre 1945, dans la revue « Les Temps Modernes », avait souligné la nécessité de l’intellectuel de s’intéresser aux affaires de la cité, en évoquant l’exemple de l’attitude de Voltaire, lors de l’affaire Calas ou celle d’Emile Zola, lors de l’affaire Dreyfus. Dans sa conférence prononcée en novembre 1946, à l’UNESCO, Sartre avait résumé la responsabilité morale et politique de l’écrivain, aujourd’hui, dans les cinq points suivants, après avoir souligné qu’ « au nom de la liberté, l’écrivain doit condamner l’injustice, c’est-à-dire le mal, d’où qu’il vienne, il doit condamner la violence ».2 Selon ces cinq points, il s’agit, (1) premièrement, de faire une théorie positive de la liberté et de la libération, (2) Il s’agit de se placer en tout cas pour condamner la violence du point de vue des hommes des classes 2 Jean-Paul Sartre, La Responsabilité de l’écrivain , Verdier, Lagrasse, 1998, p. 53. 3 opprimées ; (3) Il s’agit enfin de déterminer un rapport vrai des fins avec les moyens ; (4) Il s’agit de refuser tout de suite, en son nom (…) à un quelconque moyen de violence de réaliser ou de maintenir un ordre ; (5) Il s’agit, au fond, de réfléchir sans trêve, toujours, sans cesse, au problème de la fin et des moyens, ou encore au problème du rapport de l’éthique et de la politique ».3 Ainsi, Sartre est donc devenu, suite à ses interventions politiques courageuses, le « Voltaire de notre époque », selon une remarque du Général De Gaulle qui avait ordonné sa libération , après l’arrestation de Sartre, lors d’une action de distribution de « La Cause du Peuple », sur le Boulevard Saint-Germain, en 1970. Or, l’œuvre de Sartre est si grande, si riche, si originelle qu’elle résiste à tous les dénigrements, à toutes ces détestations (pour raisons idéologiques), car elle est un « multiversum », sinon un « chef d’oeuvre philosophique et littéraire total », émanant une fascination qui a défié avec succès presque toutes les attaques et critiques dont il a été la victime. Cette œuvre a profondément marqué la pensée du XXe siècle, comme étant celle d’un « penseur de la liberté, de l’aliénation, de l’engagement et de la responsabilité, du pour-soi et de l’en-soi, de la conscience et du monde, du sujet et d’autrui, de la MORALE et de la mauvaise foi, du groupe-en-fusion et de la série, de la totalité et de l’histoire».4 En bref, il est « une voix originale de la Phénoménologie », comme le souligne, à juste titre, Nathalie Monnin. Au centre des réflexions de Sartre : l’homme est totalement libre mais toujours responsable de ses actes, l’homme qui est « conscience du monde, position de soi dans une situation qui n’a de sens que pour une conscience libre ». 5 Sartre adhère donc, dès ses tout premiers écrits, comme par exemple La Transcendance de l’Ego (1935/36) ou L’Imagination (1940), à la méthode de recherches phénoménologiques d’Edmond Husserl, en prenant comme point de départ de sa pensée « le rapport de l’homme avec le monde, avec le concept de « cogito pre-réflexif », au croisement de la problématique de 3 Op.cit., p. 59. 4 Nathalie Monnin, « Sartre », Les Belles Lettres, Paris, p. 217. 5 Op.cit. 4 la liberté et de l’aliénation », mais en prolongeant en même temps ces recherches phénoménologiques, sous l’influence de Heidegger, dans la perspective d’une ontologie existentiale résolue à explorer les dimensions du Dasein (Être-là) comme être-dans-le-monde et comme projet du pour-soi se projetant en avant, dans le temps, en se « temporalisant », pour devenir un sujet (cogito) en-soi-pour-soi. Sartre est persuadé qu’au cœur même du pour-soi réside, comme une présence-absence, sa propre transcendance vers quoi tous ses actes convergent et en fonction de quoi ils prennent sens. Le problème philosophique majeur de Sartre est donc celui de la liberté et des aliénations : « Chacun cherche à être libre, et veut agir en conséquence. Se pose alors la question de savoir ce que l’on doit faire, comment on doit conduire sa vie pour être libre…. La morale reste l’affaire de chacun, aux prises avec ses aliénations ».6 C’est dans cette perspective que Sartre s’efforce d’esquisser, dès l’année 1947, dans les Cahiers pour une Morale (qui ne seront publiés qu’en 1983, à titre posthume, par les soins de sa fille adoptive Arlette Sartre-Elkaïm), une phénoménologie de la morale orientée vers la description de ce qu’est une expérience éthique et en même temps il affirmera aussi que « la morale aujourd’hui doit être socialiste révolutionnaire ».7 Apparemment, Sartre préfère le terme d’expérience éthique au terme d’action morale. « L’expérience éthique est celle que nous faisons de la manière d’appréhender les impératifs comme indiscutables. » Cela touche en nous une certaine fibre, que Sartre nomme un automatisme d’obéissance.8 L’action morale en revanche requiert « une pensée consciente, l’idée de volonté, l’intention de la part du sujet, de conscience, d’entreprise réfléchie ».9 L’expérience éthique a un sens beaucoup plus large. Il s’agit là, en premier lieu, pour Sartre, de déterminer les conditions de possibilité 6 Jean-Paul Sarre, Morale et Histoire (1965), p. 7 Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, Paris, 1983, p. 20. 8 N. Monnin, op.cit., p. 221. 9 Op.cit., p. 224. 5 d’une attitude authentique. Mais qu’entend Sartre par attitude authentique ? C’est précisément, à ses yeux, l’attitude qui assume notre liberté, avec tous ses risques, en faisant des choix, mais en cessant d’être de mauvaise foi ! Elle présuppose la transcendance du pour-soi ; car, affirme Sartre, « une attitude authentique (qui assumerait l’être du pour-soi comme tel) est rendue impossible, car contradictoire par les prémisses mêmes de l’ontologie. Si l’on veut ce qu’on n’est pas et ne pas être ce qu’on est, alors uploads/Philosophie/ conference-sartreetlamorale.pdf
Documents similaires










-
37
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 10, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1147MB