M VINCENT BONTEMS L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of
M VINCENT BONTEMS L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historical philosophy of science In: Revue d'histoire des sciences. 2006, Tome 59 n°1. pp. 137-147. Citer ce document / Cite this document : BONTEMS VINCENT. L'actualité de l'épistémologie historique / The topicality of historical philosophy of science. In: Revue d'histoire des sciences. 2006, Tome 59 n°1. pp. 137-147. doi : 10.3406/rhs.2006.2271 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2006_num_59_1_2271 de l'épistémologie historique « La cité scientifique, dans la période contemporaine, a une cohérence rationnelle et technique qui écarte tout retour en arrière. L'historien des sciences, tout en cheminant le long d'un passé obscur, doit aider les esprits à prendre conscience de la valeur profondément humaine de la science d'aujourd'hui. » Gaston Bachelard, L'actualité de l'histoire des sciences, Revue du palais de la Découverte, 1 8/1 73 (1 951 ). Le monde scientifique a célébré en 2005 le centenaire des articles d'Albert Einstein qui ouvrirent la voie à une « nouvelle physique ». Mais 1 905 fut aussi le point de départ de la cristallisation de la plupart des traditions épistémologiques contemporaines. Ce « tremblement de concepts », selon la belle expression que Bachelard emprunte à Nietzsche \ obligea les métaphysiques et les théories de la connais sance du XIXe siècle à réviser des évidences sédimentées qu'elles pensaient immuables. Dès lors que cet impératif de rectification s'imposa à la philosophie des sciences, le néokantisme allemand, l'historicisme italien, le rationalisme français, l'empirisme et le logi- cisme anglais, le pragmatisme américain et leurs hybridations rivalisè rent pour affirmer leur solidarité avec le progrès accéléré des concept ions physiques. C'est dans ce creuset qu'émergea l'épistémologie « bachelardienne ». Il ne s'agissait point d'une entreprise solitaire : Albert Lautman et Jean Cavaillès comptent au nombre de ses disciples. Et bien qu'identifiée comme epistemologie « française », elle débord ait largement l'horizon national, comme en attestent la constance et la densité des relations avec la philosophie italienne (Federigo Enriquès) ou suisse (Ferdinand Gonseth). L'épistémologie bachelar dienne ne représentait pas davantage un commencement absolu, mais le renouveau d'une collaboration interdisciplinaire entre philosophie et histoire, amorcée avant la première guerre mondiale (non sans * Vincent Bontems, Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (cirst), Université du Québec à Montréal (uqàm), Case postale 8888, Succursale centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8 Canada. 1 - Gaston Bachelard, La dialectique philosophique des notions de la relativité, in L'Engagement rationaliste (Paris : PUF, 1972), 120. Revue d'histoire des sciences | Tome 59-1 | janvier-juin 2006 1 1 37-1 36 1 37 Vincent BONTEMS tension de part et d'autre), qui marqua durablement de son empreinte le paysage intellectuel européen. Le congrès Descartes de 1937 2 représente sans doute l'apogée de la confrontation entre toutes les tendances européennes de la philoso phie des sciences : outre les philosophes déjà cités, y étaient présents Léon Brunschvicg, Rudolf Carnap, Hans Reichenbach, Otto Neurath, Moritz Schlick, Alfred Tarski, Cari Hempel ainsi que de nombreux scientifiques de renom. Ce fut aussi le moment où fut consommée la rupture entre l'épistémologie historique et le positivisme logique. La séparation hermétique ultérieure entre la tradition continentale et ce qui allait devenir la philosophie analytique s'origine ainsi dans une divergence de programmes de recherche que le climat intellectuel de l'après-guerre, dominé par la volonté d'amorcer un recommencement radical, ne permit guère d'interroger. Tandis que le positivisme logique d'origine viennoise s'acclimatait aux États-Unis et colonisait ses universités, l'épistémologie bachelar- dienne, relayée par la figure déterminante de Georges Canguilhem, devint hégémonique en France et influença en profondeur le style de la philosophie des sciences et des techniques (Gilbert Simondon) tout comme les disciplines qui s'autonomisaient vis-à-vis d'elle (ainsi la sociologie de Pierre Bourdieu réclama le bénéfice d'une « rupture épistémologique » contre la philosophie académique). Aux États-Unis, les résistances à l'anhistorisme des analyses logiques se traduisirent плг une radicalisation progressive de la sociologie des sciences qui ipandonna le programme classique (Karl Mannheim, Karl Robert Merton) au profit d'approches plus « relativistes » susceptibles d'assur er l'autonomie de la discipline vis-à-vis des revendications de scien- tificité des modèles logiques. L'alliance stratégique au sein de l'École normale supérieure entre l'épistémologie et la philosophie marxiste de Louis Althusser engendra entre-temps en France cet étrange dérivé que fut la notion de « coupure épistémologique » (absente du corpus bachelardien), censée justifier la scientificité de la « science histor ique », dans un mouvement de démarcation vis-à-vis du diamat sovié tique, qui ne fut guère compris hors de nos frontières et accrut le malentendu entre les deux rives de l'Atlantique. En l'absence de traductions réciproques 3, ce fossé ne cessa de croître et lorsque l'université française s'ouvrit enfin aux influences américaines, ce ne fut point pour renouer le dialogue interrompu mais dans une optique de confrontation idéologique sur fond de conflictualitégénérationnelle. 2 - Sur le congrès Descartes : Charles Alunni et Éric Brian, La mémoire des gestes de science et ses enjeux, in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 1 41 -1 42 (2002), 1 27-1 34. 3 - Comme le montrent les actes du colloque organisé par le Centre Gaston Bachelard à Dijon en 1998, Gaston Bachelard dans le monde (bibliogr.), la réception de l'épistémologie et de la poétique bachelardiennes est très inégale, et en ce qui concerne le public anglo-saxon, qui ne connaît souvent de l'épistémologie bachelardienne que le Nouvel esprit scientifique (traduit en 1 985, la traduction de La Philosophie du non date de 1 968), elle est parfois superficielle : le travail de Christina Chimisso constitue même une régression par rapport à ceux de Mary Tiles. 138 L'actualité de I 'epistemologie historique Symptomatiquement, quand la sociologie des révolutions scientif iques de Thomas Kuhn se fit connaître dans les années 1 970, elle fut à la fois accueillie comme une variante exotique de l'épistémologie historique (certains pensant retrouver dans les changements de para digmes la récurrence des ruptures épistémologiques) et dénoncée comme une entreprise irrationaliste. La diffusion de la philosophie analytique anglo-saxonne dans les années 1980 produisit des réac tions tout aussi contrastées : elle fut célébrée comme un renouveau radical, qui purgeait la philosophie continentale de son indécrottable caractère métaphysique, et perçue dans le même temps comme une menée impérialiste et liquidatrice. Pourtant, l'originalité des recher ches logiques de Jean Nicod dans l'entre-deux-guerres aurait suffi à démontrer que le contraste entre philosophie continentale et philoso phie anglo-saxonne ne résultait pas uniquement de la différence des outils intellectuels. Il est vrai que l'amnésie se trouvait aussi du côté de la source : qui se souvenait que les premiers recueils destinés à promouvoir la philosophie du cercle de Vienne aux États-Unis, comme l'anthologie publiée par May Brodbeck et Herbert Feigl - Readings in the philosophy of science (New York : Appleton-Century-Frofts, Inc., 1953)-, faisaient encore la part belle à des auteurs tels qu'Henri Poincaré, Ernst Cassirer ou Norman Campbell ? Avec l'essor de la philosophie analytique en France dans les années 1990, on assista donc à un véritable changement de régime et à une crise de l'épist émologie historique, accusée d'avoir isolé l'université française de la « vraie » philosophie des sciences, voire, en dépit des évidences, d'avoir nourri dans son sein les détournements postmodernes de la science dénoncés lors de « l'affaire Sokal ». Menacée, la philosophie française alla, une fois de plus, se replier vers l'histoire de la philoso phie et abandonna le terrain aux émules de la philosophie analytique et aux variantes françaises du fameux « programme fort » de David Bloor. Toutefois, en ce début de xxie siècle, on assiste à un regain d'intérêt envers l'héritage conceptuel de l'épistémologie historique, ce dont témoigne une série de parutions (ainsi qu'en Italie et aux États- Unis 4) sur la doctrine et la postérité de Bachelard, dont nous ne considérerons ici qu'un échantillon. En premier lieu, il faut saluer la réédition en 2002 du mémoire de maîtrise de Dominique Lecourt, L'Épistémologie historique de Gaston Bachelard (bibliogr.), qui fut, en 1969, l'acte de baptême de cette epistemologie spécifiquement historique. Jean Gayon rapporte, dans « Bachelard et l'histoire des sciences » - in Bachelard et /'epistemolo gie française (bibliogr.) -, que la première réaction de Canguilhem, le directeur de maîtrise, fut de corriger pareille dénomination : « Non. Pas : epistemologie historique, mais histoire épistémologique » (p. 53). Preuve s'il en est que l'invention du label, dont l'évidence ne 4 -Voir la bibliographie finale. Dans la suite du texte, les ouvrages référencés dans cette bibliographie finale seront signalés par l'abréviation (bibliogr.). Revue d'histoire des sciences | Tome 59-1 | janvier-juin 2006 1 39 Vincent BONTEMS fait plus doute pour personne, même si ce qu'il recouvre est parfois méconnu et mobilisé de façon contradictoire, était alors, en des temps de distinction disciplinaire plus ferme, un geste philosophique décisif. Gayon observe avec justesse que ce renversement précise assez bien la différence entre l'œuvre de Bachelard, dont le travail proprement historique se réduit à un seul ouvrage (Étude sur révolution d'un problème de physique : La propagation thermique dans les solides, 1 928), et celle de Canguilhem pour qui l'histoire des sciences relevait uploads/Philosophie/ actualite-d-x27-epitemologie.pdf
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- Publié le Jan 09, 2022
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