ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LA LECTURE „ ACTES DE LECTURE n°38 (juin 1992) LE DI

ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LA LECTURE „ ACTES DE LECTURE n°38 (juin 1992) LE DIALOGISME Jacques BERCHADSKY Ce premier texte de Jacques BERCHADSKY, professeur de philosophie et membre du groupe de travail de l'AFL sur les applications pédagogiques du logiciel ELMO 2000, est une réflexion sur ce que sous-entend la conception fort à la mode "de la langue comme moyen de communication" et une présentation des propositions du “ dialogisme ”. Ces propositions feront l'objet d'un développement (notamment dans ses conséquences pédagogiques) dans le prochain numéro des AL. "Critiquer, c'est seulement constater qu'un concept s'évanouit, perd de ses composantes ou on acquiert qui le transforment quand il est plongé dans un nouveau milieu. Mais ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l'évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-la sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d'eux-mêmes on faisant s'affronter des généralités creuses." Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, 1991. Ce que Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI disent ici de la philosophie est en tout point applicable à une théorie de la langue conçue comme dialogique. C'est sur le sol de la critique des théories linguistiques que Mikhaïl BAKHTINE puis plus tard Claude HAGÈGE ont ancré le dialogisme. Par ailleurs, même si cela n'est pas explicitement présent chez M.BAKHTINE, le dialogisme nous semble s'opposer radicalement à une conception du langage comme moyen de communication. Ce point apparaît central à l'heure où la "communication" envahit tous les domaines des sciences humaines (psychologie, linguistique, sociologie, économie politique, etc...), où toutes les contradictions se réduiraient à n'être que des problèmes de communication. QU'EST-CE QUE COMMUNIQUER ? "Faire connaître quelque chose à quelqu'un" dit le Petit Robert "Rendre commun, faire part, transmettre" dit le Littré. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous dirons que pas plus que la philosophie, le langage n'a pour essence de communiquer. Réduire le langage à n'être qu'un moyen de communication, c'est s'interdire de distinguer dans sa spécificité le langage articulé de toutes les autres formes de communication animale. En effet la sonnerie "fait part" au chien de PAVLOV de la présence de la nourriture, la danse en 8 des abeilles éclaireuses "fait connaître" aux abeilles butineuses l'emplacement du pollen. Bref qu'il s'agisse du rapport stimulus/réponse, de la forme plus complexe du réflexe conditionnel, ou de la forme plus élaborée encore du signe que constitue la danse des abeilles, la communication se réduit toujours à n'être qu'un ordre qui implique une réponse unilatérale par un comportement. On voit là se dessiner une conception behavioriste du langage et c'est contre cette conception que BAKHTINE pose le dialogisme : "Un locuteur n'est pas l'Adam biblique, face à des objets vierges, non encore désignés, qu'il est le premier à nommer. L'idée simplifiée qu'on se fait de la communication, et qui est prise comme fondement logique- 1 ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LA LECTURE „ ACTES DE LECTURE n°38 (juin 1992) psychologique de la proposition, mène à évoquer l'image de cet Adam mythique." M. BAKHTINE, Esthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, p.301. En effet, du point de vue psychologique l'analyse du langage relève plus largement de l'analyse de l'activité humaine, en tant que seule l'activité humaine est créatrice de valeur. Ce dont il est question alors, c'est de délimiter la fonction et le rôle du signe linguistique dans l'ensemble de l'activité signifiante humaine. C'est ce qu'entreprend de faire M. BAKHTINE dans les premiers chapitres de Marxisme et philosophie du langage "Ainsi à côté des phénomènes naturels, du matériel technologique et des produits de consommation, il existe un univers particulier, l'univers des signes. Les signes sont aussi des objets matériels, spécifiques, et nous l'avons vu, tout produit naturel, technologique ou de consommation peut devenir signe, acquérant ainsi un sens qui dépasse ses particularités propres. Un signe n'existe pas seulement comme partie de la réalité, il en reflète et réfracte une autre. Il peut distordre cette réalité, lui être fidèle, ou encore la percevoir d'un point de vue spécial, etc. Tout signe est soumis au critère de l'évaluation idéologique (...) Le domaine de l'idéologie coïncide avec celui des signes (...) Le mot est le phénomène idéologique par excellence." M. BAKHTINE, Marxisme et philosophie du langage, p.27-31. Le langage est donc la forme matérielle de l'idéologie, il est littéralement la forme matérielle de la conscience comme fait sociologique. Dès lors, les théories de la communication et la conception behavioriste du langage apparaissent comme non seulement réductrices mais plus encore comme des conceptions fausses dans la mesure où elles ignorent la véritable fonction matérielle du langage. Mais cette erreur comme toute erreur n'est pas neutre, elle assure une fonction idéologique et doit être soumise à évaluation. Comme le suggère Gilles DELEUZE dans "Pour-parler" ne s'agit-il pas pour les spécialistes de la communication d'imposer des "mots d'ordre", de créer l'illusion que tout langage se réduirait à n 'être que "mots d'ordre", impliquant de la part de l'auditeur une pure et simple exécution passive ? La langue ainsi réduite à une simple fonction de communication se présente comme le rapport entre sonnerie et salivation chez le chien de PAVLOV. Gilles DELEUZE rappelle les lieux sociaux qui ont pour pratique les communiqués : l'armée, la police, la justice. Nous y ajouterons l'école qui concrétise sa communication sous cet étrange terme dont abuse un certain style de pédagogie : la consigne. Si le mot est phénomène idéologique par excellence, nous en avons là un exemple caractéristique. De la caserne à l'école le pas est franchi : "consigne :1 - instruction stricte à un militaire, un gardien, sur ce qu'il doit faire ; 2 - défense de sortir par punition." (Petit Robert) Ainsi les théories de la communication et leurs praticiens (producteurs de Messages en tous genres) n'auraient-elles pas pour fonction idéologique d'occulter les contradictions sociales réelles que reflète et auxquelles participe l'activité de la langue, au profit d'un "faire connaître" où toute critique du faire et du connaître est occultée. Ainsi la crise de la production industrielle est-elle occultée par quelque réflexion sur la publicité, ainsi les crises politiques se subliment-elles dans le look et les belles paroles de quelques personnages, ainsi l'exercice scolaire dans son caractère draconien est-il oublié sous l'exigeante clarté de la consigne... En fait, ce que désigne la communication, c'est le degré le plus bas du dialogisme sous la forme de l'ordre exécutoire. QU'EST-CE QUE PARLER ? Est-ce à dire que le dialogisme méconnaîtrait la spécificité de la langue au profit d'une conception sociale voire sociologique pour laquelle le langage n'aurait aucun sens en lui-même ? Tout au contraire, ce qui est mis au centre de l'analyse, c'est que le langage constitue par essence un RAPPORT SOCIAL vivant. C'est même dans et par l'activité sociale spécifique qu'est le langage que la conscience individuelle se constitue comme conscience sociale. "L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Mais 2 ASSOCIATION FRANÇAISE POUR LA LECTURE „ ACTES DE LECTURE n°38 (juin 1992) dans sa réalité elle est l'ensemble des rapports sociaux" Karl MARX, 6ème thèse sur Feuerbach. C’est sur la base de la critique de la linguistique objectiviste que BAKHTINE fait émerger les déterminations réelles de la langue. En effet, tout le travail de la linguistique objectiviste (SAUSSURE et plus tard CHOMSKY) consiste à traiter la langue comme un objet ; à la décomposer et à la désarticuler hors de sa véritable nature qui est par essence la production de sens et de valeurs sociales. Rien dans la linguistique ne distingue une langue morte d'une langue vivante, car elle se fonde sur les éléments abstraits de la langue : le son (phonème), le mot, la proposition. De la même façon est réifié le rapport entre locuteurs (locuteur/auditeur) sous la forme de deux pôles radicalement opposés que sont l'émetteur et le récepteur, l'encodage et le décodage. La langue perd alors son caractère essentiel de rapport social au profit d'une opposition formelle entre un pôle actif (l'émetteur) et un pôle passif (le récepteur). Là encore on tombe dans les illusions d'une communication qui méconnaît que ce dont il est question, c'est de l'individu social, c'est-à-dire selon la formule de Claude HAGEGE "L'énonceur psychosocial réunit en lui tous les types d'usage de la langue en fonction des situations". Claude HAGÈGE, L'homme de parole, Fayard, p.230. La langue ne fait plus alors l'objet d'une analyse strictement formelle (idéologie) ni d'une analyse strictement subjectiviste (psychologie). Dans la langue se trouve restaurée l'unité contradictoire du sujet social : "L'antipsychologisme a raison de refuser de déduire l'idéologie du psychisme (...) Le signe idéologique est vivant du fait de sa réalisation dans le psychisme et, réciproquement, la réalisation psychique vit de l'apport idéologique(...) Le psychisme se démet, se détruit, pour devenir idéologie, et réciproquement." M. BAKHTINE, Marxisme et philosophie du langage, p.65. L’énonceur psychosocial vit d'être un rapport et de produire du rapport puisqu'il est toujours à la fois locuteur et auditeur même Si ces deux moments sont à distinguer uploads/Philosophie/ al38p60.pdf

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