© Éditions Albin Michel, 2018 ISBN : 978-2-226-42997-1 1 Amandine Je marche si
© Éditions Albin Michel, 2018 ISBN : 978-2-226-42997-1 1 Amandine Je marche si vite que mon cœur peine à suivre la cadence. Je m’arrête pour reprendre mon souffle. Est-il normal d’être à ce point épuisée à quarante ans ? Je ne suis pourtant pas en train de courir un marathon. Le froid gagne mes pieds et je sursaute en reculant. C’est bien ma veine. J’ai achevé ma promenade dans une flaque d’eau qui stagne sur le bitume. Pourquoi tant d’inattention ? J’observe l’état de mes talons hauts. La semelle, trempée, est fine comme du papier à cigarette. Mais remplacer mes chaussures n’est pas la priorité. La priorité est d’aller mieux. Je me penche tout en essayant de ne pas rider la surface de ce miroir de fortune, espérant qu’il me renverra l’image rassurante d’une femme sûre d’elle. Malheureusement, seule une forme sombre au contour flou me dévisage. Même mon reflet n’arrive pas à s’imposer dans le limon de la ville. Je scrute les rugosités du sol à la recherche d’un signe positif, un morceau d’asphalte en forme de cœur, un brin d’herbe qui s’épanouirait dans le béton… quelque chose qui me conforterait dans l’idée que je vais m’en sortir. Rien. Je maudis ces pensées réflexes qui tiennent de la superstition et qui rythment mes journées chaque fois que mon moral s’effondre. Les dernières me reviennent en mémoire : si j’atteins le trottoir avant que le feu rouge passe au vert, ma vie s’améliore. Si la boulangère me sourit, je vais être augmentée… Quelle naïveté ! Comme s’il existait un Dieu tout-puissant prêt à m’encourager en intervenant sur les détails qui jalonnent ma vie. C’est grotesque. Je scrute de nouveau la flaque de boue et, comme dans Blanche-Neige avec le miroir magique, je m’adresse à ce reflet incertain. Et si j’étais folle ? Je souris et je me redresse en jetant un coup d’œil autour de moi. Je suis en train de parler à un peu d’eau sur la route. Si quelqu’un m’observe maintenant, il ne va pas donner cher de ma santé mentale. Ressaisis-toi, bon sang ! me dis-je en reprenant mon chemin. À quel moment les choses ont-elles basculé ? Je réfléchis, et une immense nostalgie m’envahit. Ça y est, les souvenirs reviennent au galop. Ah, les bonheurs de la jeunesse. Mes amis me trouvaient belle. Une reine, claironnaient mes parents… Un frisson court le long de mon dos lorsque je constate qu’une grosse et sombre berline ralentit non loin de moi. Il faut que je cesse de stresser pour tout, me dis-je lorsque la voiture finit par s’arrêter derrière la file des véhicules qui patientent. Ses vitres sont fumées. Mon cœur s’emballe quand j’aperçois le reflet de mon visage. Les ombres du soir creusent mes joues. Mes pommettes sont plus saillantes que jamais. Pointues, comme ma poitrine qui a fondu au même rythme que l’insouciance. Comme je suis maigre ! Deux sillons entourent ma bouche comme les douves d’un château. Il faut bien que les larmes s’échappent. Il paraît que ce sont les rides de la déception. La désillusion conviendrait mieux. Soudain, j’ai si froid dans mon corps que la chaleur moite et orageuse de ce jour de printemps agit sur moi comme une morsure. Insupportable. Qu’est-ce qui, dans ma vie, a bien pu se détraquer de la sorte ? Je me pose la question parce que j’ai pris l’habitude de tout analyser et de chercher un sens à ce qui m’arrive. Je veux aider mon époux à redevenir heureux. Cela fait dix-huit ans que nous vivons ensemble dans la douleur, mais je me rattache aux six petits mois du début durant lesquels notre relation a été exceptionnelle. J’ai l’impression que seule la mémoire du bonheur me maintient encore debout. Cette situation idyllique ne s’est plus jamais reproduite. Cent quatre- vingts jours en dix-huit ans, c’est bien peu mais je m’alimente à ce minuscule paradis. Notre vie de couple a déjà vécu sous le signe de la bienveillance, nous pouvons donc redevenir comme avant. Je peux l’aider à évacuer cette colère et cette tristesse logées en lui. Pour recevoir les preuves de son amour, je me sens capable de déplacer les montagnes. En même temps que me traversent ces pensées, mes épaules s’affaissent. Est-ce que j’y crois encore ? Peut-être que je me surestime… Pourquoi l’avenir est-il effrayant à ce point ? Est-il normal de vivre engluée dans un quotidien qui ronge mes forces chaque jour un peu plus ? En réalité, je suis perdue et je me sens plus seule que jamais. Ma sœur me dit souvent que j’ai tout essayé et qu’il est inutile d’espérer. J’aime croire qu’elle se trompe. Ses arguments sont parasités par le fait qu’elle n’aime pas les hommes. Et si jamais il s’avère qu’elle a raison, je prendrai une décision. D’ailleurs, j’ignore ce que ça signifie, mais j’ai toujours su qu’après quarante ans je cesserai de souffrir. Manger ne sera plus un calvaire. Avoir le dernier mot ne sera plus impossible. Dans quelques mois, c’est mon anniversaire, et une note d’espoir se cache quelque part. J’espère avoir encore la force d’agir. Je repars le cœur battant, un peu honteuse d’avoir pris le temps de ne penser qu’à moi. Mes talons claquent sur le trottoir à un rythme régulier, et je sens tous mes doutes s’envoler. Un coup d’œil à ma montre. Dans cinq minutes la sonnerie de l’école va retentir et mes trois adorables filles sortiront en courant. Elles sont ma béquille, presque mon unique raison de vivre. Presque. Parce que ma deuxième raison de vivre demeure l’espoir que nous réussirons à former à nouveau cette famille en laquelle je crois. J’ai beau travailler, pour rien au monde je ne confierais mes enfants à une nounou ou à une voisine. Je m’arrange toujours pour aménager mes horaires de travail. Je préfère prendre moins de temps pour me préparer et gagner quelques minutes sur mon emploi du temps afin de savourer chaque matin le bonheur de déposer moi-même mes enfants et revenir les chercher. Une sorte d’urgence m’habite en continu sans que je puisse l’expliquer. On ne sait jamais ce qu’il peut arriver. 2 Disparition inquiétante Je prends mon badge et le fais glisser devant le système d’ouverture du parking du troisième district de police judiciaire de Paris et, contre toute attente, le portail s’ouvre aussitôt. Voilà deux mois que le mécanisme me refuse l’entrée. J’ai changé plusieurs fois de boîtier mais le système électronique fonctionne avec les gars de la maintenance et tombe en panne dès qu’il est entre mes mains. Attentif aux signes lorsque survient l’inexpliqué, j’ai imaginé un blocage, un grain de sable dans la fluidité de mon destin qui m’empêcherait d’avancer normalement. L ’anecdote tient du dérisoire mais cela me chagrine un peu : toutes mes journées débutent par un refus. C’est pourquoi, ce matin, je gare mon véhicule avec un vrai soulagement. Le collègue préposé à la sécurité sort de sa guérite, certainement par habitude et se dirige vers moi. – Alors, Yoann, t’as réussi à entrer tout seul ? – Oui, Paulo. C’est un miracle. – Pourvu que ça dure… Allez, bonne journée. – À toi aussi, merci. En montant les escaliers, je me demande ce que j’ai bien pu faire d’innovant pour mériter le sésame. Rien ne me vient à l’esprit. Et pourtant, à bien y réfléchir, une chose a changé. Chaque matin en conduisant, je ne peux m’empêcher de faire un point sur ma situation. J’ai quarante-cinq ans et je suis major exceptionnel au troisième district de police judiciaire de Paris. Je n’ai pas à me plaindre en dehors du fait que je suis célibataire et que ma vie sentimentale est d’une tristesse sans nom. Aujourd’hui, empreint de fatalisme, je n’ai pensé à rien en me présentant devant les bureaux du XIVe arrondissement. S’il existe un message dans la succession de ces petits événements, c’est que je dois cesser de me soucier de n’être ni marié ni père de famille à mon âge. Arrivé au cinquième étage, je dépose mon blouson sur le dossier de ma chaise lorsque le téléphone sonne. – Major Yoann Clivel ? prononce une voix de jeune femme. C’est la nouvelle recrue de l’accueil. – Appelle-moi Yoann et laisse tomber les grades. Personne ne t’a avertie qu’on se tutoie, même quand on ne se connaît pas ? – Euh, non. – C’est l’usage. – D’accord. – Qu’est-ce que tu veux ? – Le commissaire Filipo a laissé un message à votre… à ton attention. Il souhaite que tu le rejoignes dès que tu arrives. – OK, merci. Je raccroche alors que la porte de mon bureau s’ouvre. – T’as fait une touche. La petite de l’accueil est sous ton charme, elle m’a demandé ta ligne directe. Mon collègue Christian Berckman sait que je vis mal ma solitude et il en rajoute sans arrêt en espérant me caser. – Arrête tes conneries, mon numéro est sur le listing. Elle vient de m’appeler pour me passer un message du patron. – C’est ce uploads/Philosophie/ natacha-calestreme-les-blessures-du-silence-pdf 1 .pdf
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- Publié le Mar 04, 2022
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