Alice Massat L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE Commentaire de la leçon XV (23 mars 1
Alice Massat L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE Commentaire de la leçon XV (23 mars 1960) du séminaire de Jacques Lacan L’Éthique de la psychanalyse Comme annoncé dans la leçon précédente, Lacan va maintenant reprendre la question de dire pourquoi le commandement de l’amour du prochain peut paraître insurmontable, incompréhensible, et pourquoi Freud s’arrête précisément sur ce commandement dans Le Malaise dans la civilisation. Il s’agit même davantage qu’un « point d’arrêt », puisque Lacan dit à la fin de la leçon précédente que Freud va se mettre à moraliser à propos de ce commandement. Nous pouvons d’emblée reconnaître qu’il y a quelque chose de paradoxal dans l’injonction, dans le commandement d’aimer. Que ce soit Dieu ou que ce soit « notre prochain », l’amour se laisse-t-il commander ? Il y a le refrain de Carmen qui chante que l’amour n’a jamais connu de loi, qu’il est un oiseau rebelle. Alors : « Tu aimeras dieu, ou tel ou tel, ton prochain… » et encore davantage : « comme toi-même, comme tu t’aimes toi-même… » : voilà qui accuse et redouble le problème. Voilà qui peut effectivement provoquer un « point d’arrêt », le besoin de marquer limite. Pourtant, nous sommes si bien habitués à cette formule : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », que nous ne nous en étonnons pas. Elle ne nous arrête pas. D’ailleurs, Lacan va dire ici, dans cette leçon, que ce que Freud révèle à partir de là, à partir du « point d’arrêt » qu’il éprouve face à ce commandement, la « vertu du sens » de ce que Freud y révèle, dit Lacan semble s’être évaporée… Nous parlons d’ « éthique », de « vertu », et nous pensons, de fait, au vice, au caractère vicié du retournement de cette vertu… C’est-à-dire que nous oublions ou que nous négligeons le fait que Freud s’arrête précisément et en détail sur le caractère mauvais et méchant de ce prochain que nous serions commandés d’aimer, condamnés à aimer. C’est dit et repris en toutes lettres et à plusieurs reprises par Lacan, comme s’il fallait le rappeler, le prouver, le citer encore, parce que nous ferions trop la sourde oreille à ce sujet justement. Pourtant, il faut le reconnaître, et Freud le démontre, il y a bien une « tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc à la cruauté… ». Voilà bien ici un autre paradoxe, quelque chose qui va à l’encontre de la doxa, de l’opinion commune. Je commence par ces points précis parce qu’ils me semblent exemplaires dans cette leçon, et notamment par leurs tournures de paradoxes. Lacan parlera aussi « d’aspects de paradoxes », mais ce sera alors pour les dénoncer comme des escroqueries, des leurres, j’y reviendrai si nous avons le temps. Alors nous rencontrons très fréquemment ici, dans cette leçon XV, toute une gamme de paradoxes… Déjà auparavant, nous avons pu remarquer que dès qu’il s’agissait de la Chose, nous étions facilement amenés à des formulations paradoxales. Par exemple : Page 1 sur 6 — Avec la notion « d’intérieur exclu » pour définir la Chose. — Ou bien quand il parle du « paradoxe de la répétition du trauma ». — Ou du « paradoxe éthique de das Ding » : de ce quelque chose qui, dans la vie, peut préférer la mort. — Il parle encore du « paradoxe de la pulsion » qui peut trouver son but ailleurs que dans son but. — Et dans la leçon XVI, la prochaine, Lacan entrera dans le vif du sujet en parlant des « paradoxes de la jouissance ». Il semblerait que nous soyons maintenant dans une sorte d’exercice préliminaire à l’abord de ces paradoxes de la jouissance… Qu’est-ce qu’un qu’un paradoxe ? C’est maintenant l’occasion d’y revenir. Etymologiquement, c’est ce qui va à l’encontre de la doxa, de l’opinion commune, comme je le disais à l’instant. C’est aussi ce qui va à l’encontre de la vraisemblance (la vraisemblance, la question du vrai, de la vérité, de la révélation, et de la vérité révélée sont aussi très présentes ou sous-entendues dans cette leçon). Et dans le sens courant, le paradoxe est devenu le nom de quelque chose qui « heurte le bon sens » — un sens qui serait bon. Ou encore, en logique, c’est une proposition qui est à la fois fausse et vraie, comme le fameux paradoxe d’Epiménide, le paradoxe du menteur, qui dit la vérité en déclarant « je mens », et que Lacan a déjà repris dans la leçon VI. Je ne donne que quelques exemples de paradoxes déjà traités par Lacan, il y en a beaucoup d’autres, je suis sûre que vous en avez relevé vous-même, depuis que nous lisons ce séminaire sur l’éthique. Mais avec cette leçon XV, en la travaillant pour vous en parler, j’ai eu le sentiment d’être témoin d’une mise en pratique d’un jeu de paradoxes. Et je me suis retrouvée, en tant que lectrice de cette leçon, dirigée par ces exercices d’une façon certainement très habile, mais tout de même assez brutale, voire cruelle, de la part de Lacan. On peut en effet se retrouver facilement désorientés par ces jeux de retournements et d’inversions qui cohabitent, avec le sentiment d’être mis en déroute… Pourtant, Lacan suit un fil plutôt linéaire, un fil historique, une chronique de l’éthique, du bien et du mal selon les époques et les religions, les hérésies, les philosophies, les techniques de sublimation et autres stratégies psychiques pour tenter d’orienter nos actions de manière pratique — ou nos pratiques de manière active, puisqu’il est question, en somme et avant tout, de l’éthique de la psychanalyse. Pour éviter de tergiverser, pour ne pas faire la sourde oreille justement face à ce qui nous est présenté ici, j’ai décidé de reprendre trois points jalons, à mon avis, de la démonstration que cette leçon propose. D’abord le point de départ, déjà amorcé par les leçons précédentes : — 1. Dieu n’existe pas, il est mort, alors le problème du mal s’en trouve radicalement modifié. C’est la vérité de Freud, c’est la vérité du dieu-message (qui Page 2 sur 6 n’est pas celui au des croyants), c’est la vérité de Totem et tabou, ou celle du Moïse et le monothéisme. De là, nous arrivons au point médian de la leçon. Qui est encore une vérité freudienne : — 2. Nous savons donc que dieu est mort. Et pourtant la jouissance, même en l’absence de dieu, demeure interdite… Ou pire : l’interdiction s’en trouve renforcée ! Comment cela se fait-il ? Comment cela se démontre-t-il ? Eh bien, c’est le fait de cette vérité énoncée par Freud et que nous aurions tant de difficultés à entendre, c’est que : la jouissance est un mal. — 3. Troisièmement, pour conclure la leçon, nous arriverons à cette autre vérité que dégage et démontre Lacan à partir des deux précédentes : il n’y a de loi du bien que dans le mal et par le mal. Maintenant, je vais reprendre encore une fois ces trois points importants, en vue d’éviter de me laisser détourner par les jeux de paradoxes que Lacan met en œuvre dans sa démonstration, et sur lesquels je vais revenir tout à l’heure. Donc je recommence, je répète : — 1. Dieu n’existe pas. Il est mort et nous le savons. C’est un tournant historique de l’éthique. Un tournant qui prend « un sens politique », puisque la jouissance, malgré l’absence de dieu, demeure interdite, et que la question des lois et des commandements persiste et vient se poser autrement. En conséquence, le problème du mal n’est plus le même en l’absence de dieu. Cette vérité concerne les héritiers de Freud. Ils en sont responsables, car c’est d’abord à eux qu’elle a été transmise. Et sur ce point, nous pourrons envisager que la vérité conclusive de cette leçon, la vérité révélée par ces paradoxes, vient comme supporter cette responsabilité, celle d’avoir reçu le secret freudien, celle d’être en mesure de l’assumer, et peut-être de s’en servir. — 2. Deuxième point : La jouissance est un mal. Et si la jouissance est un mal, alors le sens de la loi morale change. Ce n’est plus pour dieu, pour l’amour de dieu et tout ce qui s’en suit que j’aurais à décider de ma bonne conduite, mais afin de respecter la loi morale… Car si Freud s’arrête, s’il se trouve heurté comme il le dit dans le Malaise dans la civilisation, s’il se met même à moraliser à partir de cette vérité qu’il sait, de cette vérité dont il est le dépositaire par sa clinique, de cette vérité dont il nous livre un témoignage, le vrai témoignage qui est celui-ci : la jouissance comporte le mal du prochain, c’est comme ça et pas autrement, et nous n’y pouvons rien… alors c’est bien là, c’est à ce moment que le poids de la loi, la nécessité de la loi, s’impose. Que devient alors le sens de la loi morale ? uploads/Philosophie/ alice-massat-l-x27-ethique-lec-on-xv.pdf
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- Publié le Jan 28, 2022
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